Dans leur douzième rapport confidentiel – que publie en intégralité Mediapart –, les chefs de mission diplomatique de l’UE à Jérusalem et Ramallah dressent un réquisitoire documenté contre la politique israélienne. Et lancent une double mise en garde. Contre la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël. Et contre le projet israélien d’annexer une partie de la Cisjordanie pour créer le « Grand Jérusalem ».
« Jérusalem a une signification considérable à la fois pour les Israéliens et les Palestiniens et au-delà. La question du futur statut de la ville est au cœur du processus de paix au Moyen-Orient. Aussi longtemps que cette question ne sera pas résolue, il sera impossible d’espérer une paix durable fondée sur la solution à deux États. » En choisissant d’ouvrir leur rapport 2017 par cette phrase en forme de rappel à la réalité historique et stratégique, les chefs de mission diplomatique des pays de l’Union européenne à Jérusalem et à Ramallah adressent un double message.
À Donald Trump, bien sûr, qui a décidé le 6 décembre 2017 de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël en violation, rappellent-ils, du « consensus international exprimé par diverses résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, en particulier la résolution 478 ».
À Benjamin Netanyahou, aussi, dont la majorité a présenté à la Knesset, au cours de l’année écoulée, « plusieurs projets de loi, qui, s’ils étaient adoptés provoqueraient des changements unilatéraux au statut et aux limites de Jérusalem, en violation du droit international ». Allusion diplomatique, mais transparente aux projets d’annexion des colonies limitrophes de la ville et de création d’un Grand Jérusalem, dont rêvent depuis longtemps Netanyahou et ses électeurs (lire l’article ici).
Depuis qu’un diplomate britannique en a eu l’idée en 2005, les consuls et consuls généraux des 28 pays membres de l’UE à Jérusalem et dans les territoires occupés palestiniens rédigent chaque année, pour le Comité politique et de sécurité (COPS), un état des lieux qui fait le point sur la situation à Jérusalem. D’année en année, ces documents confidentiels brossent un tableau factuel, mais réaliste et souvent sévère pour Israël, des conditions de vie des Palestiniens de Jérusalem. Surtout, ils dessinent les grandes tendances de l’évolution des rapports de plus en plus difficiles entre les Palestiniens et l’État d’Israël.
Celui de 2017, que Mediapart s’est procuré et dont on peut lire le texte intégral en anglais ci-dessous, est particulièrement riche et accablant. Long de 52 pages, dont 10 pages de statistiques précieuses sur les pertes recensées dans les deux camps, mais aussi sur les autres formes de violence subies par les Palestiniens en raison de l’occupation israélienne (démolition de maisons, déplacements de population, agressions par les colons, détention d’enfants), le rapport 2017 passe en revue tous les aspects de la vie des Palestiniens. Et cela, avec une précision et une qualité d’information de nature à désarmer les dénégations rituelles du gouvernement israélien et de ses partisans, à domicile comme à l’extérieur.
Une apparente pudeur diplomatique conduit les auteurs du rapport à évoquer encore le « processus de paix », dont la mort clinique a été constatée récemment par le président palestinien Mahmoud Abbas en personne, et la « solution à deux États », délibérément réduite en cendres par le développement intensif et ciblé de la colonisation israélienne. Mais s’il est discutable sur sa vision du futur, le rapport ne l’est pas sur le présent. Solidement documentée, sa description minutieuse du quotidien des Palestiniens révèle une situation désastreuse, aggravée par l’absence de perspectives et d’espoir.
« De rapport en rapport, constatent les auteurs du document, les chefs de mission diplomatique de l’UE ont identifié un certain nombre de tendances qui ont eu un impact profondément négatif sur la ville, notamment l’extension des colonies, qui s’est accélérée en 2017, et l’exclusion politique, économique et sociale, des Palestiniens qui vivent ici. Globalement, les tendances négatives décrites dans les précédents rapports ont persisté et la polarisation, l’exclusion, la marginalisation des Palestiniens sont demeurées aussi terribles que par le passé. En outre, on constate un certain nombre de développements inquiétants qui affectent le statut de Jérusalem, c’est-à-dire l’une des questions prévues pour la phase finale des négociations (les autres étant les frontières, la sécurité et les réfugiés). »
Aux yeux des diplomates, la décision de Trump – « changement fondamental dans la politique des États-Unis » – comme les projets d’annexion de Netanyahou sont aujourd’hui les problèmes dominants pour la recherche d’une solution au conflit. « S’il était mis en œuvre, estiment-ils, le charcutage des limites de la municipalité de Jérusalem réduirait de près de 120 000 le nombre des Palestiniens de Jérusalem et ajouterait 140 000 colons israéliens à la population de la ville, réduisant la part des Palestiniens à 20 % (contre 37 % aujourd’hui). »
Selon les auteurs du rapport, la construction d’au moins 3 000 nouveaux appartements à Jérusalem-Est a été décidée en 2017, ce qui va encore accroître « la fragmentation de la Palestine en isolant Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie ». « Aujourd’hui, notent-ils, près de 867 000 personnes vivent dans les limites municipales de Jérusalem. On estime à 215 000, sur près de 615 000 colons le nombre de ceux qui vivent à Jérusalem-Est, aux côtés de 317 000 Palestiniens. Il y a actuellement 11 grandes colonies à Jérusalem-Est et un nombre croissant de petites enclaves de colonisation ou de colonies privées dans les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est. »
Confirmant les craintes que les Palestiniens et les observateurs de la colonisation peuvent nourrir sur l’annexion possible des « blocs » de colonies de la périphérie, pour constituer le Grand Jérusalem, prévue par les projets de loi des amis du premier ministre, les diplomates relèvent que dans le seul premier trimestre 2017, plus de 1 300 nouveaux logements ont été annoncés dans ces colonies périphériques : 552 à Guivat Zeev, 90 à Maale Adumim, 402 à Nokdim, 709 à Betar Illit. En outre, au cours de la même année, le gouvernement a approuvé des projets pour 1 105 à Maale Adumim, 397 à Guivat Zeev, mais aussi 70 à Betar Illit, 30 à Allon Shvut, 68 à Elazar, 32 à Efrat, 682, dans le « bloc » d’Etzion. « Tous, soulignent les diplomates, sont inclus dans les 19 colonies qui deviendraient des municipalités annexes de Jérusalem selon la loi sur le Grand Jérusalem. »
En dix ans, le taux de pauvreté à Jérusalem-Est est passé de 64 à 75 %
À côté du développement de la colonisation, avec pour les Palestiniens son cortège d’expulsions, de démolitions et de déplacements forcés, les diplomates dénoncent aussi le statut – révocable – de « résident permanent » – et non de citoyen – accordé aux Palestiniens de Jérusalem-Est, même lorsque leurs ancêtres sont nés dans la Ville sainte. Car ce statut est des plus précaires. Largement conditionné par les impératifs démographiques israéliens, il n’est pas transmissible par le mariage et n’est pas automatiquement transmis à un enfant si l’un de ses deux parents ne détient pas la carte de résident. Il peut être révoqué si son titulaire ne peut prouver que Jérusalem est son « centre de vie », lorsqu’il est contrôlé.
« Entre 1967 et 2016, constatent les diplomates européens, Israël a révoqué le statut de 14 595 Palestiniens de Jérusalem-Est. Israël, relèvent-ils, poursuit cette politique de “déportation silencieuse” comme le montrent les chiffres de 2016 : le ministère de l’intérieur a révoqué au cours de cette année, le statut de résident de 95 habitants de Jérusalem-Est, parmi lesquels figuraient 41 femmes et 11 mineurs. »
Cette pratique, qui constitue une violation par Israël de ses obligations de puissance occupante, telles qu’elles sont définies par le droit international, et en particulier par la IVe convention de Genève, n’est que l’un des “outils d’intervention” utilisés par la municipalité de Jérusalem et le gouvernement israélien pour « préserver une majorité juive substantielle à Jérusalem », ainsi que le prévoit le plan directeur Jérusalem 2000, adopté en 2007. Parmi les autres outils dont l’usage est analysé par les diplomates, le “zonage” de la ville, les démolitions et les déplacements de population jouent aussi un rôle majeur.
Alors que les Palestiniens représentent 37 % de la population de la ville, 9 % seulement des permis de construire ont été attribués, entre 2010 et 2016, aux quartiers où ils vivent. Et 13 à 14,5 % des terres sont affectées au développement de ces quartiers, tandis que 35 % de l’espace est réservé à l’expansion des colonies, qui bénéficient en outre du privilège de pouvoir s’étendre au détriment des terres originellement affectées aux espaces verts.
Alors que les démolitions de domicile « par la puissance occupante » sont proscrites, comme les révocations du statut de résident, par la IVe convention de Genève, Israël a démoli au cours des dix dernières années 900 bâtiments appartenant à des Palestiniens de Jérusalem-Est. Pour la seule année 2016, 190 immeubles ont été détruits, provoquant le déplacement de 114 personnes. Et au cours des 11 premiers mois de 2017, les 136 démolitions ont provoqué le déplacement de 228 personnes. « Plus de 22 000 maisons palestiniennes sont aujourd’hui menacées de démolition administrative, judiciaire ou militaire, sous le prétexte d’avoir été construites sans permis, relève le rapport. Ce qui expose plus de 144 000 Palestiniens au risque d’être déplacés. »
L’effet désastreux de la politique israélienne sur l’éducation et la santé à Jérusalem-Est, ainsi que sur l’économie des quartiers palestiniens, explique aussi en grande partie, selon les diplomates, la polarisation et la persistance d’un certain degré de violence dans la ville. Le manque de salles de classe – évalué à près de 2 000 par le rapport –, les difficultés d’accès aux établissements scolaires, dues notamment au mur de séparation, pour les élèves et les enseignants, les difficiles conditions de fonctionnement des six hôpitaux de Jérusalem-Est dont 70 à 80 % des membres du personnel résident en Cisjordanie et doivent disposer d’un permis (valable six mois) pour se rendre à leur travail, assombrissent encore un tableau catastrophique.
Quant à l’analyse de la situation économique, elle révèle un effondrement de l’activité et du rôle de Jérusalem-Est, asphyxié par l’existence du mur de séparation et du régime de permis qui l’accompagne, mais aussi par les choix délibérés du gouvernement israélien. Alors que les Palestiniens représentent plus du tiers de la population de la ville et contribuent en proportion, par leurs impôts, aux recettes de la municipalité, leurs quartiers ne bénéficient que de 10 % du budget municipal. Lesquels souffrent de manques criants en matière de services publics, d’équipement et de voirie. La seule existence du mur de séparation provoque, en termes de commerce et d’emploi, une perte annuelle de 200 millions de dollars pour l’économie palestinienne. Alors que la part de Jérusalem-Est représentait, avant les accords d’Oslo, 15 % du PNB palestinien, elle n’atteint même plus 7 % aujourd’hui et le taux de pauvreté à Jérusalem-Est est passé en dix ans de 64 % à 75 %.
Dans leur document, les diplomates relèvent aussi la création d’équipements touristiques dont la raison d’être est « purement politique » et ils relaient notamment un rapport de l’Académie des sciences israélienne qui critique « l’usage politique de l’archéologie et la coopération étroite entre l’organisation privée de colonisation El’ad et l’Autorité de la nature et des parcs ».
Ils relèvent enfin, au chapitre « Religion », le caractère hautement inflammable de la situation sur l’esplanade des Mosquées/mont du Temple où une mobilisation massive, non-violente et spontanée des Palestiniens de Jérusalem-Est a mis en échec, l’été dernier, une tentative israélienne de changer les règles d’accès aux lieux saints. Et constatent que selon un sondage, 68 % des Israéliens juifs sont désormais favorables à un changement du statu quo qui, aujourd’hui, n’autorise pas les fidèles juifs à prier sur l’esplanade des Mosquées. « En 2017, écrivent-ils, on a vu un accroissement significatif en nombre et en taille des groupes de juifs religieux qui entraient sur l’esplanade des Mosquées/mont du Temple, avec l’aide et sous la protection de la police. Entre septembre 2016 et septembre 2017, près de 22 000 juifs religieux nationalistes sont venus en visite, ce qui représente une augmentation de 60 % et un record historique. En mai, le premier ministre Netanyahou a organisé une réunion de cabinet spéciale, dans les tunnels du Mur occidental [Mur des lamentations] pour marquer le 50e anniversaire de “l’unification’’ (annexion) de Jérusalem-Est. »
Exceptionnel par son volume et par son ton, très ferme, ce rapport 2017 qui critique vigoureusement la politique israélienne à Jérusalem est accompagné de dix « messages communs » destinés à définir la position politique de l’UE à Jérusalem-Est et de douze recommandations, très détaillées, soumises au Conseil européen des affaires étrangères. Les premiers « messages communs » rappellent, en réponse évidente à Trump, que « la position de l’UE sur Jérusalem demeure inchangée » et, en réponse non moins claire à Netanyahou, que « les changements unilatéraux au statut et aux frontières de Jérusalem constitueraient une violation de la loi internationale ».
Quant aux “recommandations”, dont les premières soulignent la position constante de l’UE sur le conflit, elles appellent notamment à « rétablir la présence des institutions palestiniennes à Jérusalem-Est », à « mettre un terme aux démolitions », à « stopper le développement de la colonisation » ou à « vérifier que les produits des colonies ne bénéficient pas du traitement préférentiel prévu par l’accord d’association Israël-Union européenne ». Le tout est de savoir si les 28 États de l’UE seront, pour la première fois, capables d’adopter, au-delà des déclarations de principe rituelles, une position commune ferme sur le conflit israélo-palestinien et si ce travail salutaire de leurs diplomates est voué – ou non – au même sort que les douze précédents : finir oublié au fond d’un tiroir de Bruxelles.
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