L’explosion de la violence parmi les Palestiniens d’Israël a suscité une importante mobilisation de cette minorité nationale au mois d’octobre. Les manifestants ont mis en cause la sous-dotation des villages arabes en crédits et en commissariats et le laxisme des autorités nationales à l’égard de cette détérioration.
Soixante-quinze personnes dont onze femmes ont été tuées cette année, la plupart par balles ; 1 365 personnes ont été tuées depuis octobre 2000. Elles appartiennent tous, comme moi, à la minorité palestinienne d’Israël. Toutes ont été victimes de criminels armés issus de nos propres rangs et non des appareils policiers et militaires israéliens. La réalité des localités arabes est devenue insupportable du fait de la multiplication des fusillades, guerres de gangs et assassinats, alors que par le passé la plupart des bourgades arabes vantaient leur climat paisible et la concorde civile. Comment en est-on arrivé là ?
Nous célébrons chaque chercheur, chaque universitaire ou entrepreneur qui investit un domaine nouveau en tant qu’Arabe palestinien en Israël. Mais même avec une participation aux élections parlementaires et locales et une intégration dans le marché du travail, nous n’avons pas réussi à obtenir une véritable égalité entre Arabes et juifs, loin de là. La moitié des enfants vivant sous le seuil de pauvreté en Israël sont arabes (alors que les Arabes ne sont que 20 % de la population), et l’État continue d’assurer l’éducation des enfants juifs des classes défavorisées dans une proportion de 77 % supérieure à celle des enfants arabes. L’État a construit plus de 700 colonies au-delà de la « ligne verte » en 50 ans, mais il n’a pas lancé le moindre projet immobilier pour résoudre l’étouffante crise du logement dans les localités arabes en Israël.
Dans le même temps, le législateur juif s’évertue à empêcher les citoyens arabes d’acheter ou louer des biens immobiliers en dehors de leurs ghettos. Les jeunes Arabes étudient dans l’enseignement supérieur, mais aucune université n’a été ouverte dans une localité arabe depuis la naissance d’Israël. La même situation prévaut pour les hôpitaux, les écoles, les centres communautaires, les infrastructures, les zones industrielles, etc. À tous les niveaux, le citoyen arabe est et a été au bas de l’échelle des priorités des différents gouvernements en Israël. C’est aussi vrai dans leur domaine prioritaire : la sécurité.
Car dans ce pays, lorsqu’un crime a pour victime un Arabe, il ne suscite pas vraiment d’intérêt. Ainsi, selon les statistiques de l’association Naam (acronyme de « femmes arabes du centre »), le taux de résolution des cas de féminicide commis par des hommes arabes n’atteint que le quart de ceux impliquant des hommes juifs. Pourtant les femmes arabes représentent 50 % des victimes de féminicides en Israël. Nous constituons la moitié des victimes alors que nous ne sommes que le cinquième des citoyennes, mais les tueurs de femmes arabes échappent aux sanctions. D’ailleurs, plus de 70 % des assassinats (touchant les deux sexes) dans la société arabe n’ont jamais donné lieu à des poursuites judiciaires, les enquêtes n’aboutissant pas. Les statistiques de la police confirment que le taux des crimes commis dans la société juive qui donnent lieu à des procès est deux fois supérieur à celui de la société arabe. Cela signifie que la police rechigne à enquêter sur les criminels, les gangs de la drogue, les trafiquants d’armes, le racket quand les victimes sont arabes. Sauf quand ces criminels causent du tort à un citoyen juif. Là, les choses changent totalement. Il n’existe pas de crime contre un juif dont un Arabe est accusé qui n’aboutit pas à une condamnation.
De fait, le climat général dans la société arabe s’est dégradé ces dernières années du fait de violences et de meurtres qui n’épargnent plus aucune localité. Les échanges de coup de feu s’y sont banalisés dans l’espace public. Sept grands gangs exercent leur pouvoir sur de nombreuses régions de la société arabe. Tout ceci se déroule sous les yeux de la police israélienne et parfois même sous sa protection — cette même police qui a diffusé la carte des gangs les plus dangereux en Israël. Avec la mort de trois jeunes en plein jour dans la bourgade de Majd Al-Kroum (Haute-Galilée), il y a un mois, la population a senti que le moment d’une Intifada civique était venu contre ce laxisme policier. Des milliers de personnes sont sorties manifester devant le siège de la police en criant des slogans du type « Police et gouvernement : le sang des Arabes est aussi du sang ! »
Les gens ont veillé toute la nuit devant les postes de police. Les leaders de la société arabe ont tenu une réunion d’urgence (le Haut Comité de suivi des Arabes israéliens présidé par Mohamed Barake, la Liste commune, qui comprend treize parlementaires avec à leur tête Ayman Odeh, le Conseil des présidents des autorités municipales représenté par Moudor Younes). Il va sans dire que ce groupe dirigeant comprend peu de femmes, qui essaient de faire entendre une autre voix.
Les hommes se sont entendus pour déclarer la grève générale des Palestiniens israéliens afin que la voix de la protestation parvienne au gouvernement. Des critiques sarcastiques ont accueilli cette mesure sur les réseaux sociaux, reprochant aux dirigeants leur manque de créativité, prônant un recours à des actions plus originales que le traditionnel appel à la grève. Car les citoyens juifs, dans leurs localités, ne ressentent jamais le moindre impact de nos grèves, qui se résument en définitive à une absurde journée de congé pour les élèves.
Les parlementaires arabes ont décidé de boycotter les cérémonies de prestation de serment introduites récemment au Parlement, en signe de protestation contre l’insécurité dans la société arabe. Bezalel Smotrich, élu du parti Le Foyer juif (extrême-droite coloniale), ministre des transports, a exprimé dans un tweet sa joie de voir les Arabes boycotter le Parlement : « Dieu nous a promis toute cette terre et Il a tenu sa promesse… Nous sommes, depuis Abraham, le peuple le plus accueillant qui soit pour nos invités et c’est pour cela que vous [les Arabes] êtes encore là ; pour le moment... » Cet homme au discours fasciste a résumé la mentalité sioniste à l’égard des citoyens arabes. Tout d’abord : cessez d’accuser toujours les autres, vous êtes les responsables de la violence qui existe entre vous. Ensuite, il n’est pas mauvais que le crime se répande parmi vous, car vous n’êtes en définitive que des invités temporaires sur la Terre promise.
Le haut comité de suivi a organisé une grande manifestation à Majd Al-Kroum. Les manifestants ont coupé la route principale dans le nord du pays. Personne ne s’attendait à une mobilisation d’une telle ampleur des populations arabes. Trente mille personnes ont manifesté, exprimant leur colère à l’encontre de tous ceux qui contribuent à la propagation du crime et d’un terrorisme civil sans précédent. Pour la première fois, des hommes et des femmes, des jeunes, garçons et filles, ont protesté sur un enjeu social et non pas national : la violence au sein de leur société.
Cependant, cette situation laisse le gouvernement israélien perplexe : les Arabes veulent-ils être protégés par la police israélienne, cette même police qui les a réprimés lors du « Jour de la terre » ? (1) Celle qui assure la protection des bulldozers qui détruisent leurs maisons et qui a tué des manifestants désarmés en octobre 2000 ?
Pourtant les demandes des députés arabes sont claires. Ils exigent la mise en œuvre d’un plan doté de moyens financiers pour lutter contre la violence dans la société arabe et qui comprendrait :
Les protestations pacifiques se sont poursuivies. Les militants ont organisé une caravane de voitures surmontées de drapeaux noirs, se déplaçant lentement, et ont coupé l’autoroute Trans-Israël. Du coup, les médias israéliens ne pouvaient plus ignorer l’événement ; la voie est empruntée chaque matin par les employés juifs et arabes pour aller travailler dans le centre du pays, et sa fermeture affectait beaucoup de gens. C’était une action audacieuse qui a attiré l’attention sur ce qui se passait.
Le ministre de la sécurité intérieure Gilad Erdan a commencé par faire des déclarations racistes qui n’ont guère surpris, affirmant que la société arabe était violente par nature : « Quoi qu’on fasse, la violence est enracinée dans la culture arabe. » Erdan a ainsi affirmé qu’un différend entre deux juifs se terminait par une plainte à la police alors qu’une rixe entre deux Arabes se terminait par un coup de couteau. Erdan ne s’est naturellement pas interrogé pour savoir pourquoi, en Cisjordanie occupée, le crime ne faisait pas autant de victimes que dans la société arabe à l’intérieur d’Israël. Les Palestiniens des territoires occupés ne partagent-ils pas le même héritage culturel ?
La ministre de la justice Ayelet Shaked a affirmé : « Nous avons dépensé des millions de shekels pour renforcer la sécurité dans la société arabe, mais leurs dirigeants travaillent contre les intérêts de leurs électeurs en appelant à ne pas s’engager et à ne pas travailler dans les rangs de la police. » Elle a également accusé le leadership arabe d’empêcher la police d’ouvrir des postes dans les localités arabes. Alors que la vérité est tout autre. De nombreux postes y ont été ouverts sans que cela ait entraîné un recul du crime. Dans le centre du pays (où sont situées les villes arabes de Ramleh, Lod et Jaffa) et dans ce qu’on nomme « le triangle » (une quinzaine de bourgs arabes autour des villes d’Oum el-Fahm, Tira et Taibeh), on recense 40 % des crimes commis dans l’ensemble de l’État.
Pour autant, Shaked et d’autres ministres ont voté cette année pour la réduction de 400 millions de shekels (100 millions d’euros) des budgets de la police destinés au renforcement de la sécurité dans la société arabe. La presse de droite israélienne accuse la victime et tente de défendre les forces de police qui seraient « empêchées » d’exercer leur devoir par des citoyens arabes agressifs. Les activistes arabes répondent par des articles expliquant comment s’est produite la dégradation de la situation dans la société arabe du fait de longues années de négligence et d’inaction de la part de l’ensemble des ministères et de celui de la sécurité intérieure en particulier.
Des élus de la Liste commune ont rencontré le ministre de la sécurité intérieure pour réclamer une action immédiate, une amélioration du travail de la police et le renforcement de la lutte contre les gangs armés et la mafia en milieu arabe. La rencontre n’a pas donné lieu à des résultats concrets, mais elle a été importante, car le leadership politique arabe tente d’emprunter une autre voie avec cet État : ne pas boycotter un ministre même s’il fait preuve de racisme et lui faire face sans hésiter à lui demander d’assumer ses responsabilités ou de démissionner.
Sur les réseaux sociaux, des théories complotistes se sont répandues, analysant l’augmentation de la criminalité en milieu arabe en Israël comme le résultat d’une politique délibérée de non-intervention des pouvoirs publics en faveur des criminels, auxquels on fournit les armes et qu’on laisse répandre partout le désordre. Il s’agit, selon ces thèses, d’un plan gouvernemental destiné à casser l’idée nationale renaissante, notamment parmi les activistes de la troisième génération de la Nakba, qui prônent l’autonomie culturelle et affichent leur appartenance nationale (palestinienne). Ces activistes, qui s’expriment aussi en hébreu et en anglais, travaillent parfois pour des sociétés high tech israéliennes et sont en contact avec des mouvements de jeunes dans le monde entier. À l’opposé, d’autres sont convaincus que le régime de l’État raciste imposé aux autochtones arabes ne peut que les transformer en une minorité violente n’ayant aucune confiance dans l’autorité publique et à qui il ne reste plus que la loi de la jungle pour agir.
Personnellement, je ne peux valider aucune thèse globale. Ce que je sais en revanche, c’est que toute société où les armes se vendent et s’achètent dans l’espace public se transforme en un foyer de violences graves contre les citoyens pacifiques. Or c’est un fait : le citoyen arabe ne dispose d’aucun canal légal pour s’armer dans l’État d’Israël. Nous n’effectuons pas le service militaire et le nombre d’Arabes dans l’appareil policier est très réduit. Dès lors, d’où viennent donc ces armes qui circulent dans la société arabe ? Comment parviennent-elles à un tueur à gages de 18 ans qui tue dans une rue de Jaffa une femme qu’il ne connaît pas ? L’État d’Israël fait partie des dix premiers États producteurs et exportateurs d’armes dans le monde.
La police israélienne a reconnu qu’environ 400 000 armes à feu sont en circulation dans la société arabe, soit un pistolet ou un fusil pour trois habitants. Elle a aussi admis que la principale source de ces armes (70 %) est l’armée israélienne, ses entrepôts et ceux de la police. Or bien évidemment, les Arabes ne sont jamais employés dans les industries sécuritaires israéliennes. Le rapport 2018 du contrôleur de l’État souligne clairement qu’il existe une défaillance de communication entre le Shabak (service de sécurité intérieure), l’armée et la police au sujet de l’accès des armes dans la société arabe.
En d’autres termes, il existe des filières qui permettent d’introduire ces armes. Si la police israélienne « traçait » les armes récupérées des mains de citoyens arabes, elle se rendrait compte que les gangs du crime acquièrent le plus souvent des armes peu chères et relativement anciennes (de celles dont l’armée ou la police n’ont plus usage). On l’a clairement compris quand la police a annoncé qu’elle cherchait l’arme de Nechaat Melhem, un jeune qui a utilisé une arme à feu à Tel-Aviv dans une opération terroriste. La police a finalement indiqué que son arme était un modèle qui n’est plus fabriqué depuis de longues années. Elle a ainsi pu rapidement savoir d’où venait le fusil.
Pour moi, il n’y a aucune différence entre celui qui planifie et celui qui profite de la détérioration du sentiment de sécurité chez les citoyens arabes en Israël. Plan délibéré ou dérive prévisible vers l’abîme ? Il est en tout cas impossible que la situation perdure. La vague de protestation actuelle doit se poursuivre jusqu’à ce que ce pays comprenne qu’il y a une population qui revendique des droits civiques élémentaires. Le droit de vivre en sécurité dans un lieu où tous seraient égaux devant la loi.
Finalement, nous nous sommes levés pour protester
Un million et demi de Palestiniens vit à l’intérieur de la « ligne verte », ces frontières d’Israël issues de la naissance du pays en 1948. Citoyens arabes dans un État d’Israël qui s’est alors défini comme « juif et démocratique », nous sommes des « effets collatéraux » non désirés dans la société israélienne, aux marges du conflit israélo-palestinien sur une terre qui a été confisquée à 97 %. La minorité palestinienne d’Israël vit la réalité de la discrimination dans un « État juif » dont la définition « fondamentale » ne fait aucune place à la nationalité arabe, bien au contraire, car l’Arabe est ici l’éternel ennemi du juif israélien.
Soixante-douze années ont passé et il semble que la société palestinienne « de l’intérieur » ait accepté l’existence d’Israël, qu’elle ait dépassé le choc de la Nakba (la « catastrophe » de son expulsion en 1948) pour essayer de se reconstruire. Au fil des ans, la proportion de Palestiniens d’Israël atteignant un niveau d’enseignement supérieur augmente, tandis que le taux de natalité baisse. Le rêve du citoyen arabe d’Israël est de pouvoir s’affirmer, jouer dans la cour de cet État qui se targue d’être une démocratie... et rester sur sa terre.
La seule formule qui garantirait une place pour les citoyens arabes serait une vraie démocratie, incluant une égalité absolue entre ceux qui vivent dans l’espace commun. Nous en sommes loin. Nous qui vivons ici sommes supposés bénéficier des services de l’État au même titre que les juifs. En réalité, nous sommes devenus une feuille de vigne qui masque les failles d’Israël, son racisme structurel au service de la judéité de l’État. Mais puisque nous sommes à ce point paisibles, que nous nous employons à étudier, nous cultiver, travailler, participer à des élections ici et là, assurer la gestion de nos affaires culturelles et sociales, revendiquer nos droits civiques en tant que contribuables pacifiques, pourquoi les politiciens juifs israéliens semblent-ils si perplexes à notre sujet ?
(1) Le 30 mars 1976, les Palestiniens d’Israël appelaient à la grève générale et manifestaient massivement contre de nouvelles confiscations de terres en Galilée. Les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie appelaient à une grève de solidarité. La police israélienne tirait sur les manifestants, tuant six d’entre eux et faisant plus de cent blessés. Depuis, les Palestiniens se mobilisent, tous les 30 mars, pour le « Jour de la Terre ».
Campagne en cours