Pour l’État israélien, l’histoire palestinienne ne peut pas exister car elle viendrait perturber le roman national, basé sur une continuité historique des temps bibliques à la fondation d’Israël. Au nom de ce lien à la terre qui serait exclusif, la politique israélienne fait tout pour dépouiller la mémoire palestinienne de ses traditions et de sa culture.
Chaque nation a ses mythes fondateurs, écrit son roman national au service de ses intérêts. Pour la jeune nation israélienne, une phrase sert de matrice à la construction de cet imaginaire : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Cette affirmation maintes fois démentie définit encore aujourd’hui la stratégie israélienne pour construire son propre roman national, et prouver la légitimité d’Israël sur cette terre. Comme ledisait en 1998 Ariel Sharon : « Tout le monde doit bouger, courir, et s’emparer d’autant de collines qu’il est possible pour agrandir les colonies parce que tout ce que l’on prendra restera à nous ». La colonisation est, en effet, l’une des lignes directrices de tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis des décennies. Pour Israël, l’enjeu n’est pas seulement de gagner des hectares de terres supplémentaires, mais aussi d’inscrire sa présence sur cette terre dans une histoire longue. Dans les territoires palestiniens occupés comme de l’autre côté du mur de séparation, les traces de cette lutte pour s’affirmer comme maître de la terre, hier comme aujourd’hui, sont visibles.
On ne déracine pas facilement la présence d’un peuple. En 1948, lors de la création d’Israël, des centaines de milliers de Palestiniens évacuent en urgence leurs villages pour fuir les milices sionistes et l’armée israélienne. Celle-ci est la première à utiliser le terme « Nakba » (catastrophe) en menaçant ses villageois dans un tract : « Si vous voulez échapper à la Nakba, éviter un désastre, une inévitable extermination, rendez-vous ». Pourtant ce terme est devenu tabou au sein de la société israélienne. La Nakba hante la société israélienne, car sa mémoire vient écailler le vernis israélien. Si Israël reconnaissait qu’elle a expulsé violemment 800 000 Palestiniens, elle avouerait la légitimité du droit au retour pour leurs descendants. Comme l’explique le chercheur Thomas Vescovi, l’idée « qu’à la création du pays ses combattants n’aient pas été des victimes, mais des bourreaux, ruinerait la “pureté des armes” dont se targue l’armée dite “de défense” d’Israël ». C’est dans cette perspective qu’Israël a travaillé à effacer l’histoire palestinienne, pour mieux réécrire la sienne.
Au nord de Nazareth, Emad me conduit sur les ruines du village de Saffuriyya. Il s’y rend régulièrement avec de jeunes Palestiniens vivant en Israël. Son objectif est de ne pas laisser Israël étouffer la mémoire de ces lieux. David Ben Gourion avait affirmé : « Nous devons tout faire pour nous assurer que les Palestiniens ne reviendront jamais, les vieux mourront et les jeunes oublieront » (1).
Emad tente de lutter contre cet effacement des traces de vie palestinienne. En se promenant sur place, il est difficile de voir les vestiges de ce village. Mais Emad, grâce à des recherches poussées et de nombreux documents, raconte son histoire. Devant un champ de cactus et une forêt de pins, il nous explique qu’ils ont été plantés par les Israéliens pour faire disparaître les traces du village, une pratique courante en Israël. Un peu plus loin, au sommet d’une colline, des villages israéliens, Tzippori, ha-Solelim, Allon ha -Galil Hosha’aya, ont été construits, comme pour cacher à jamais dans leur ombre les ruines palestiniennes.
Et le village de Saffuriyya est loin d’être le seul. Si Amadou Hampâté Bâ affirmait : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », la formule fait écho en Palestine. Le village de Lifta est l’un des rares qui n’ont pas été détruits ou cachés, même si le site est très dégradé. Yacoub est la mémoire des lieux. Au cours de la visite des ruines du village, il montre et parle avec nostalgie des fours traditionnels dans lesquels sa mère faisait cuire le pain. Cette terre qui les a nourris est aujourd’hui menacée de destruction par l’autoroute voisine et les projets de programmes immobiliers qui fleurissent dans le cadre de la colonisation de Jérusalem.
Des villages détruits, il y en a des centaines à travers le territoire israélien. L’ONG israélienne De-Colonizer, fondée par deux anthropologues, a créé une carte qui recense l’intégralité des localités palestiniennes détruites depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, ainsi que les villages palestiniens menacés de destruction. Cette carte est un outil de mémoire précieux contre les plans de l’État israélien qui s’applique à effacer l’histoire palestinienne pour mieux ancrer sa propre histoire dans ces terres.
Dans ce projet, Israël redessine également les paysages, en arrachant les arbres marquant une présence historique palestinienne, et en plantant d’autres. Dans le parc Ayalon-Canada, entre Tel-Aviv et Jérusalem, les ruines de trois villages palestiniens, Yalou, Imwas et Beit Nouba, détruits en 1967, sont invisibles, masquées par les arbres. L’anthropologue Christine Pirinoli a ainsi recherché comment Israël effaçait la Palestine en transformant les paysages : « Boiser, déboiser, planter et arracher sont des actions efficaces pour agir sur le paysage et le transformer durablement — ce sont des moyens de s’approprier l’espace et d’asseoir sa suprématie ; d’autre part, l’arbre est le symbole même de l’enracinement d’un peuple dans sa terre. Dans le cas qui nous occupe, il est à la fois le support de la mémoire nationale et un gage de propriété sur une terre contestée ». En effet, « d’une part, en figurant le succès à planter des racines dans l’ ?ancienne patrie” il assure une continuité symbolique entre le passé décrit par la Thora et le présent ; d’autre part, il permet d’effacer de la terre tout signe de l’histoire palestinienne qui risque de porter atteinte à sa transformation en territoire national hébreu ».
Pour substituer sa mémoire à la mémoire palestinienne, Israël investit également dans les fouilles archéologiques. À Jérusalem, Hébron, Sabastiya, partout Israël creuse et fouille le sol. Pour se positionner comme propriétaire légitime de cette terre, l’état israélien entreprend ou soutient des fouilles archéologiques afin de prouver un prolongement historique entre le passé des livres sacrés et sa création. Il y a quelques années, le premier ministre Benyamin Netanyahou affirmait qu’« ?Israël n’occupe pas une terre étrangère : l’archéologie, l’histoire et le bon sens montrent que nous avons des liens particuliers avec ce territoire depuis plus de trois mille ans ? »2. Depuis le début de l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie, en 1967, Israël a entrepris des fouilles dans les Territoires palestiniens occupés, en toute illégalité.
À Jérusalem, les fouilles sont largement visibles dans la Vieille Ville mais aussi en dehors de son enceinte. Mahmoud, membre de la communauté africaine de Jérusalem, une petite communauté de musulmans originaires du Sénégal, du Tchad et du Niger et vivant sur place depuis plusieurs siècles, est l’une des mémoires de la ville. En me guidant dans les rues de Jérusalem, il parle des fouilles archéologiques que mène Israël dans la Vieille Ville. En 1967, au lendemain de la guerre dite « des Six-Jours », il explique qu’Israël s’est empressé de raser le quartier Harat al-Magharba (quartier des Maghrébins). Celui-ci se trouvait au pied du mur des Lamentations. Des centaines d’habitants y résidaient et des bâtiments historiques, construits à l’époque ayyoubide, ont été détruits.
En arrivant sur l’esplanade qui fait face au mur, il est impossible d’imaginer que celle-ci a pris la place d’un quartier arabe rasé. En revanche de larges excavations sont visibles. Des fouilles ont été menées sous l’esplanade des Mosquées, quitte à fragiliser les fondations sur lesquelles reposent la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du Rocher. Ces travaux ont pour but de retrouver la trace du temple d’Hérode, et d’affirmer la légitimité d’Israël sur cet espace sacré. Dans la société israélienne, de nombreuses voix réclament la reconstruction du temple et donc la destruction des deux mosquées.
En 2016, l’Unesco a adopté une résolution contre la politique israélienne dans cet espace qui appartient à l’héritage de l’humanité. À l’extérieur des murs de la Vieille Ville, dans le quartier de Silwan, à Jérusalem-Est, une ONG sioniste, Elad, fouille également, pour trouver la cité originelle de David. Les excavations ont abîmé de nombreuses maisons palestiniennes dans un quartier qui subit la colonisation israélienne.
Depuis 1967, des centaines de fouilles ont été entreprises par le gouvernement ou des ONG israéliennes dans les territoires occupés en toute illégalité au regard du droit international. À Sabastiya, par exemple, le village est menacé par des fouilles archéologiques visant à démontrer que ce territoire est le site de la Samarie biblique. Face à la force militaire israélienne, les habitants du village, comme dans le reste des territoires palestiniens occupés, peinent à lutter contre ce phénomène.
À Hébron, on retrouve le même processus autour du Caveau des Patriarches, où les colons mènent des fouilles pour prouver le bien-fondé de leur présence d’après les récits bibliques, tout en chassant les Palestiniens de leurs maisons avec violence. Le roman national israélien se construit avec des bulldozers et écrase toute autre mémoire qui viendrait le perturber.
Pour s’inscrire au mieux dans cet espace millénaire, Israël n’hésite pas non plus à se réapproprier la cuisine palestinienne. Dans le camp de réfugiés d’Ein El-Sultan en bordure de Jéricho, Khader, un habitant du camp, invite à partager un bol de houmous et un plat de dajaj mahlous à base de poulet, de riz et de sumac, une épice citronnée cultivée notamment autour de Jénine, au nord de la Cisjordanie. Il évoque une culture culinaire palestinienne de « partage et convivialité », tradition venue de « nos champs ». Khader s’indigne lorsqu’il évoque les colonies voisines « qui volent nos terres, notre eau, et nos arbres ». Jéricho est aux portes de la vallée du Jourdain, dont Israël prépare l’annexion. Cette vallée est la zone la plus fertile de Palestine, et 86 % des terres agricoles ont été volées par les colons israéliens, qui s’accaparent le fruit de cette terre en les étiquetant « made in Israël ». Et cette appropriation des cultures se prolonge jusque dans l’assiette.
Dans les rues de Tel-Aviv, il est courant de trouver des restaurants cuisinant ces plats palestiniens sous l’étiquette « cuisine israélienne ». Pour Israël, la réappropriation culinaire des plats de Palestine et des pays voisins s’inscrit dans la poursuite de l’écriture de son roman national, l’héritage culinaire marquant le lien agraire à cette terre. Rania, cuisinière palestinienne, explique que « c’est une stratégie israélienne très agressive. C’est de la pure propagande, du foodwashing. […] C’est ainsi que le public français a eu droit à une promotion de la « gastronomie israélienne », durant un mois, sur une chaine nationale française, via l’émission animée par le chef Cyril Lignac : « Un chef en Israël ».
Face à cette situation, les Palestiniens contre-attaquent. Rania a décidé d’ouvrir un lieu culturel, ARDI, pour en faire le « carrefour de tous nos talents, qu’ils soient gastronomiques ou artistiques. Un lieu pour déguster un plat traditionnel palestinien, se fournir en épices palestiniennes ou levantines […] ARDI me permet aussi d’être en lien de manière concrète avec la Palestine et de développer des projets avec des femmes là-bas : ma graphiste est une jeune Palestinienne de Ramallah, les épices seront produites par des coopératives de femmes et une collaboration avec les fabriques de céramique est en place ». Ainsi sont semées des résistances, pour défendre les racines des Palestiniens dans cette terre.
Israël impose donc par la force sa volonté d’ancrer les racines de sa nation aux dépens de toute autre mémoire et culture, laboure cette terre patrimoine de l’humanité et du peuple palestinien pour en faire disparaître leurs germes et mieux s’y implanter. Mais bâtir un pays et unir une nation sur un imaginaire étriqué sacrifiant la mémoire de l’Autre n’est-il pas l’emblème d’un nationalisme nauséabond, mal de trop nombreux conflits ?
(1) Phrase extraite de son journal en date du 18 juillet 1948 et citée par Michael Bar Zohar dans Ben Gourion, le prophète armé, Fayard, 1966.
(2) Déclaration à l’ONU en septembre 2014.
Visuel : Lifta, village fantôme palestinien près de Jérusalem
Crédit Dror Feitelson/Wikimedia Commons
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