Plateforme des ONG Françaises pour la Palestine

La fin d’Oslo : une nouvelle stratégie européenne pour Israël-Palestine

16 mars 2021 - Hugh Lovatt, European Council on Foreign Relations (ECFR)

Résumé

  • Cette année, la politique européenne a remporté deux victoires importantes en Israël-Palestine : en aidant à bloquer le plan de « paix » de Donald Trump et l’annexion de jure du territoire palestinien par Israël.
  • Mais l’Europe n’arrive fondamentalement pas à améliorer la situation qui empire sur le terrain, ce qui annonce une instabilité future et menace les intérêts européens.
  • Une solution viable à deux États devient inaccessible et une situation d’apartheid est en train de s’enraciner.
  • Au lieu de se concentrer presque exclusivement sur le processus de paix d’Oslo, l’UE devrait élaborer un nouveau paradigme fondé sur l’égalité et la fin de l’occupation.
  • Dans l’absence d’une solution à deux États, Israël devra garantir l’égalité des droits aux Palestiniens dans un État démocratique. L’UE doit également dissuader Israël d’implanter ses colonies et pousser les Palestiniens vers un renouveau politique comme conditions préalables à une résolution future du conflit.

Introduction

Cette année, la politique européenne a remporté deux victoires exceptionnelles à l’égard d’Israël et de la Palestine. Tout d’abord, les pays européens ont permis de résister à la vision du gouvernement américain pour résoudre le conflit israélo-palestinien via la formalisation d’un État « bantoustan » palestinien. L’Europe a ensuite aidé à mobiliser l’opposition internationale contre les plans israéliens d’annexer formellement le territoire de Cisjordanie. Ces deux menaces ont provisoirement reculé grâce en grande partie à l’Union européenne. Ce furent des succès importants mais qui ne font guère de différence sur le terrain où la réalité d’un seul État, d’une occupation à durée indéfinie et de l’inégalité des droits se confirme – avec toutes les caractéristiques d’un apartheid moderne.

Cette dégradation de la situation annonce un conflit plus profond sur le terrain, posant des défis encore plus grands à la vision de l’UE dans son proche voisinage et de ses relations avec Israël. Même si la normalisation croissante entre Israël et le monde arabe montre que la question palestinienne n’est plus la ligne de démarcation centrale du Moyen-Orient, cela ne sonne pas la fin du conflit israélo-palestinien. Pour autant, si on ne fait rien, il continuera à porter préjudice aux intérêts européens – en servant de réservoir à l’instabilité, à la radicalisation et à la violence (aussi bien localement que dans le voisinage immédiat). Un conflit non résolu continuera de gêner les perspectives de l’Europe visant à approfondir les relations avec Israël et la Palestine, et représentera un échec persistant de l’ordre international.

S’opposer à cette tendance négative nécessite maintenant un nouveau paradigme « post-Oslo » qui priorise la fin de l’occupation et l’égalité des droits. Cela ne veut pas dire rejeter l’idée de soutenir une solution à deux États mais l’Europe doit indiquer clairement que si Israël continue à bloquer une issue à deux États, alors elle devra garantir l’égalité des droits dans un État démocratique unique. Dans tous les cas, les leaders européens doivent expliquer clairement que la situation actuelle d’apartheid ne peut pas rester l’option par défaut. A ce fin, ils devraient mieux manier la carotte et le bâton pour éviter que cela ne soit le cas.

Les responsables politiques européens disposent, en fait, des outils pour élaborer une nouvelle vision prospective qui peut stimuler une transformation positive des deux côtés du conflit et aider à résoudre le conflit. Le débat de cet été sur les conséquences de l’annexion par Israël du territoire de Cisjordanie donne d’importants repères pour guider leur réflexion. Ce qu’il manque, comme cela est souvent le cas, c’est la volonté politique de prendre une nouvelle direction.

Le désir mal interprété d’éviter de porter préjudice à ce qui reste du processus de paix a fait que l’UE manque constamment les occasions d’arriver à une solution à deux États à l’aide de mesures pratiques pour faire progresser la fin de l’occupation et la souveraineté palestinienne. Dans la pratique, le poids politique européen a au contraire défendu un cadre provisoire, mis en place par les Accords d’Oslo de 1993, qui était uniquement supposé servir de tremplin vers un accord politique.

Le soutien de l’UE au cadre d’Oslo aurait pu être justifié s’il avait néanmoins généré des progrès durables vers une avancée diplomatique, ou à tout le moins, évité une nouvelle détérioration sur le terrain. En vérité, il n’a apporté ni paix ni gestion du conflit. Au contraire, l’échec du processus a produit l’effet inverse – en soutenant ce qui est la plus grande menace à la solution à deux États : la colonisation par Israël du territoire palestinien en violation du droit international. Le poids de l’occupation à durée indéfinie est, pendant ce temps, en train de créer un système politique palestinien dysfonctionnel et fragile qui est en crise. Les deux tendances annoncent un conflit à venir.

Pendant qu’une solution à deux États perd de son élan, les responsables politiques européens tentent de récupérer une dynamique diplomatique. Pour le gouvernement Trump, la réponse tenait à accepter l’inégalité et l’occupation à durée indéfinie. L’Europe doit adopter l’approche opposée, en réorientant sa vision vers l’égalité et la fin de l’occupation comme éléments de base d’une juste résolution du conflit. Pour ce faire, l’UE devra reconfigurer ses relations avec Israël et l’Autorité palestinienne. La stratégie européenne est devenue périmée et inflexible ; y injecter une nouvelle dynamique est non seulement indispensable pour progresser – mais également éminemment réalisable.

Un cycle sans fin pour l’UE

Tout comme dans le film Un jour sans fin, les diplomates européens se retrouvent coincés dans une boucle perpétuelle. Depuis plusieurs décennies, ils ont suivi une routine bien rôdée : la situation sur le terrain s’aggrave continuellement et alarme périodiquement les capitales des États membres, qui ensuite passent à l’action pour défendre leur vision d’une solution à deux États. Même s’ils réussissent parfois à désamorcer des crises successives, les actions des gouvernements européens n’ont pas fondamentalement altéré la trajectoire globale du conflit. Les Européens finissent ainsi par répéter les mêmes interventions à chaque fois qu’il y a un problème diplomatique ou sécuritaire, mais chaque fois à partir d’une position de plus en plus affaiblie.

La première moitié de l’année 2020 a encore une fois connu cette même scène. L’UE a marqué des points importants en défendant le concept d’une solution à deux États contre les efforts concertés des gouvernements américain et israélien visant à la fragiliser. En même temps elle a surmonté ses divisions internes. L’unité de façade de l’UE, même si elle est parfois précaire et superficielle, a permis de rassembler une opposition internationale contre la vision De la paix à la prospérité de Donald Trump. Dévoilé en janvier 2020, ce plan bouleversait les paramètres internationaux définissant une solution à deux États, et proposait à leur place un « État palestinien diminué » atrophié et déconnecté – en substance, une entité autonome sous occupation israélienne continue, et dépourvue, entre autres, de souveraineté et de contrôle de ses propres frontières.

L’UE a ensuite joué un rôle important en s’opposant aux projets israéliens d’annexer formellement trente pour cent de la Cisjordanie. Malgré des divisions permanentes entre les États membres, les diplomates européens ont pu rassembler l’opposition internationale et mobiliser la machine diplomatique de l’UE et notamment avertir de manière répétée que les « mesures d’annexion, si elles étaient mises en place, ne pourraient pas être adoptées sans contestation » – rare exemple où les Européens brandissent des bâtons.

A chaque fois, les actions des Européens sont menées par des États membres partageant les mêmes idées (« like-minded »), souvent rassemblés autour de la France, et le Service européen pour l’action extérieure (SEAE). Toutefois, des consultations internes ont progressivement permis d’embarquer l’Allemagne et la plupart des autres membres – à l’exception principalement de la Hongrie – réduisant ainsi les dissensions internes et permettant à l’UE de présenter un front relativement uni en public. Plus concrètement, les États membres ont confié au SEAE la tâche de préparer un document interne exposant les différentes options et présentant les réponses potentielles de l’UE.

Au début de cette année, les consultations préliminaires entre États membres décrivaient comment l’UE pouvait approfondir sa « politique de différentiation » visant à exclure les colonies israéliennes de ses relations bilatérales avec Israël. Elle suggérait également la possibilité d’appliquer des mesures restrictives telles que réexaminer les subventions qu’Israël reçoit par le biais de l’Instrument européen de voisinage et de partenariat, suspendre l’accord d’association UE-Israël et revoir les accords commerciaux et l’accès d’Israël aux programmes communautaires comme Erasmus et Horizon Europe. Cette impulsion a été confirmée par le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian au mois de juin.

Un activisme croissant des parlements nationaux accompagnait les inquiétudes d’une majorité de gouvernements européens, ce qui a ouvert de nouvelles possibilités. Le même mois, plus de 1 000 députés demandèrent à leurs gouvernements d’agir si Israël mettait sa menace à exécution. Des initiatives séparées prises par les parlementaires belges, britanniques, hollandais et français ont appelé à des sanctions.

Dernièrement, au mois d’août, Israël a décidé de repousser l’annexion formelle en faveur de la normalisation des relations avec les Émirats arabes unis. L’impact des avertissements des leaders européens que l’annexion de jure aurait des conséquences sur les relations bilatérales avec Israël, et des indications comme quoi ils iraient jusqu’au bout d’une façon ou d’une autre, ne devrait toutefois pas être sous-estimé. Ce fut l’objet de spéculations médiatiques et diplomatiques exhaustives en Israël, et le gouvernement israélien en a évidemment tenu compte dans ses calculs.

Ces interventions européennes furent importantes mais encore une fois, elles n’ont pas fait significativement changer la dynamique du conflit. Pendant que le gouvernement israélien acceptait de suspendre provisoirement tout mouvement d’annexion de jure, son annexion de facto en cours – via l’expansion des colonies dans les territoires palestiniens occupés – restait inchangée. Au lieu d’utiliser cet élan pour manifester plus vigoureusement son hostilité à la politique de colonisation, l’UE s’en est arrêtée là et a rapidement rétabli ses relations avec Israël une fois l’annexion formelle en dehors de la table des négociations.

Dans ce cadre, les fonctionnaires européens défendent une fois de plus le processus de paix au Proche-Orient. En ce faisant, ils placent l’essentiel de la responsabilité sur les Palestiniens afin qu’ils reprennent les négociations même lorsqu’ils parlent de leur souhait d’intensifier la coopération bilatérale avec Israël, notamment en convoquant le Conseil d’association UE-Israël pour la première fois depuis 2012. Pendant ce temps, les travaux visant à compléter la liste des réactions de l’UE à l’annexion ont été interrompus, en dépit du fait que, pour le moment, l’annexion formelle est seulement provisoirement à l’arrêt.

Le principal problème est que l’UE essaye de revenir en arrière à un statu quo ante illusoire. Or cette approche est structurellement non viable et tout aussi problématique que la situation qu’elle cherche à éviter. En ce faisant, l’UE a gaspillé le peu d’influence qu’elle avait durant la première moitié de l’année 2020. Ainsi, tout en protestant vigoureusement à la perspective de l’annexion de jure, elle s’est montrée capable de vivre avec une annexion de facto en cours. En agissant ainsi, l’UE montre qu’elle est capable d’encaisser la réalité de l’aggravation de l’inégalité des droits et de l’occupation à durée indéfinie sur le terrain, tout en s’opposant à la formalisation de cette situation telle que proposée par le plan de Trump.

Depuis l’accord de normalisation d’Israël avec les EAU, il y a eu un regain d’activité lié à la colonisation. Les autorités israéliennes ont créé au moins 6 205 nouveaux logements depuis lors – pratiquement tous dans les zones qu’Israël devrait évacuer dans le contexte d’une solution à deux États. Selon Peace Now, une organisation israélienne anti-occupation, ces autorisations font de 2020 l’année la plus importante en terme de projets d’installation d’unités de peuplement depuis que le groupe a commencé à documenter les faits en 2012. Cela s’accompagne de la démolition continue des immeubles et maisons palestiniens, notamment ceux construits avec les subventions de l’UE et des États membres.

Naturellement, l’UE doit se confronter à une longue liste de défis politique étrangers, dont beaucoup au Proche-Orient. Compte tenu de la nature profondément inextricable du conflit israélo-palestinien et des contraintes de la politique étrangère, il est compréhensible qu’elle ne puisse pas consacrer la totalité de ses ressources à cette seule question. Il est également nécessaire de conserver de manière pragmatique une relation fonctionnelle avec Israël sur fond d’instabilité dans la région. Mais alors que le personnage de Bill Murray utilise chaque boucle pour perfectionner ses réponses (et au bout du compte s’échapper), rien ne permet de penser que l’UE apprend ou s’adapte aux circonstances.

Précisément parce qu’ils ont un temps et un capital politique limité, les Européens devraient s’assurer que leurs investissements sont utilisés de la manière la plus pertinente possible en transformant véritablement et positivement le conflit, au lieu d’essayer de soutenir une stratégie fondamentalement en panne. Sur le long terme, une refonte stratégique est par conséquent le seul moyen de faire progresser les intérêts européens – pas seulement sur le plan de la paix durable entre Israéliens et Palestiniens mais également en tant que catalyseur pour une plus grande stabilité aux portes de l’Europe et des relations bilatérales plus prospères.

Les racines de la paralysie stratégique européenne

Au cœur de l’impasse stratégique de l’Europe se trouve la vision étroite du Processus de paix au Proche-Orient (PPPO) fondé sur les Accords d’Oslo. Après 27 ans, il s’est effondré – en n’ayant en fin de compte ni apporté la paix ni la gestion du conflit. Comme le rapport de juillet 2017 du Conseil européen pour les relations internationales intitulé « Rethinking Oslo : How Europe can promote peace in Israel-Palestine » l’a expliqué, c’est avant tout une conséquence de la mise à l’écart du droit international du PPPO et de l’absence de tout mécanisme réellement contraignant en faveur de négociations bilatérales. Cela a donné à Israël un droit de veto sur les attentes palestiniennes.

Tandis qu’Oslo a bloqué la situation politique telle qu’elle était en 1993 – en gelant l’indépendance palestinienne dans l’attente d’un accord négocié – ces Accords n’ont pas réussi à contrôler les actions israéliennes ni à geler la situation sur le terrain. Au contraire, ils ont donné à Israël une couverture diplomatique efficace pour maintenir son emprise sur la Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) en affichant ostensiblement une volonté de parler aux Palestiniens, même s’ils renforcent la colonisation, la dépossession des Palestiniens (par la démolition constante des maisons, la confiscation des terres et des restrictions d’accès) et leur déplacement forcé. Par contraste, ces tendances ont mené les négociations vers une impasse, ont rongé l’empreinte territoriale nécessaire à un accord à deux États viable et ont ancré la réalité d’un seul État.

Finalement, le PPPO s’est posé en tant que système complexe de maintien de l’occupation qui a conféré à Israël une « matrice de contrôle » efficace sur les Palestiniens et a supporté une bonne partie du fardeau financier, politique et sécuritaire qu’Israël aurait dû autrement assumer. Cela repose sur : un processus de paix qui déguise partiellement le maximalisme israélien, à travers lequel ses demandes politiques et territoriales se sont multipliées d’un cycle de négociations à un autre ; un système politique palestinien, comprenant l’Autorité palestinienne, qui a été co-opté pour administrer l’occupation ; et un environnement international favorable.

Grâce à sa promotion enthousiaste de l’AP sur le plan diplomatique et aux généreuses subventions qu’elle lui a offertes, l’Europe a effectivement soutenu le modèle d’Oslo du maintien de l’occupation et évité les difficiles conversations qui seraient nécessaires pour contrecarrer efficacement les réalités d’aujourd’hui. Tandis que le modèle créé par Oslo ne devait être qu’un cadre provisoire de cinq ans aboutissant à un accord de paix final, il est devenu une fin en soi. Avec le temps, l’UE en est venue à considérer la promotion de la gouvernance autonome palestinienne suivant le processus d’Oslo sous contrôle israélien comme la meilleure alternative à une toute solution négociée.

Le désir de travailler strictement dans les limites du processus d’Oslo – qui marginalise le droit international et reporte la reconnaissance d’un État palestinien dans l’attente des négociations – n’a guère donné à l’UE et aux gouvernements européens l’envie de prendre des mesures qui permettent de promouvoir la souveraineté palestinienne. Au contraire, ils parlent de la nécessité de soutenir les efforts de construire les édifices de l’État dans l’attente d’un accord négocié avec Israël.

En préférant la gouvernance autonome à l’autodétermination, l’UE n’a pas réussi à capitaliser sur l’une de ses rares réalisations tangibles qui sont ses investissements dans les institutions palestiniennes comme noyau d’un futur État. Cela a été reconnu dès 2011 par la Haute-Représentante Catherine Ashton, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Mais, à l’exception de la Suède, les États membres refusent catégoriquement de faire le dernier pas en reconnaissant formellement un État palestinien, souvent parce qu’ils croient que cela viderait les négociations leur substance. Depuis lors, le poids de l’occupation et un manque de contrôle sur ses propres ressources ont reculé les fragiles avancées obtenues dans l’édification de l’État palestinien et gaspillé les investissements européens, notamment plus de $2 milliards de dollars donnés à l’AP depuis 2007. Grâce à cette aide, l’UE a effectivement donné à l’AP les responsabilités d’un État, comme par exemple assurer les services pour les Palestiniens et la sécurité pour les Israéliens, sans aucun de ses avantages, comme la reconnaissance politique et la souveraineté sur le terrain.

Le duo au pouvoir, le Fatah et le Hamas, les deux acteurs dominants en matière de politique et de sécurité en Palestine, a fini par gérer l’occupation au nom d’Israël. En Cisjordanie, on a assisté à l’émergence d’un étroit partenariat sécuritaire entre l’AP dirigée par le Fatah et Israël, ce qui a empêché toute mobilisation populaire véritable contre l’occupation. Pour sa part, le Hamas a conclu des accords de cessez-le-feu répétés qui permettent un assouplissement limité des restrictions israéliennes contre la Bande de Gaza en surveillant en échange les groupes palestiniens locaux. Il y a eu naturellement des problèmes de sécurité occasionnels (principalement à Gaza). En comparaison avec les décennies passées, ces flambées de violence sont des exceptions plutôt que la norme. Avec le temps, ces deux groupes ont exploité le pouvoir et le clientélisme qui vont de pair avec la gouvernance autonome, en les associant au système existant du maintien de l’occupation et en leur accordant de l’argent et de la légitimité.

Bien que nuisible aux aspirations palestiniennes, le processus d’Oslo a permis à l’UE de proclamer son attachement aux droits des Palestiniens tout en renforçant ses liens avec Israël et ses colonies. Ces relations ont proliféré au cours des dernières décennies en dépit des inquiétudes des Européens au sujet des politiques israéliennes dans les TPO (Territoires palestiniens occupés). L’UE a ainsi contribué à saper les fondements de l’État palestinien en protégeant les colonies israéliennes des mécanismes internationaux de responsabilité et les lois de l’UE, y compris la pleine application de ses obligations de différentiation, consacrés par la résolution 2334 du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Quelques avancées importantes ont été faites pour exclure les TPO des accords bilatéraux avec Israël. L’inaction, pourtant, est souvent faussement justifiée par des fonctionnaires européens élus et nommés, animés par le désir de ne pas nuire aux perspectives des négociations de paix et préserver le rôle que l’Europe se donne de médiateur neutre qu’Israël écoute. Cela ignore le fait qu’il n’existe pas de processus de paix crédible pour ainsi dire et que les Israéliens ont appris depuis longtemps qu’ils peuvent généralement considérer les inquiétudes des Européens comme de vaines paroles.

Même lorsqu’ils luttent pour préserver leurs objectifs politiques centraux face à l’affaiblissement de la viabilité de la solution à deux États, les Européens se laissent déjoué par Israël et le gouvernement Trump (ainsi que par le Congrès et les assemblées législatives des états). Ces derniers ont agi ensemble pour défendre l’entreprise de colonisation et dénaturer les faits sur le terrain en vue d’écarter une solution à deux États en phase avec les paramètres internationaux. Ils y sont parvenus grâce à un mélange d’intimidation diplomatique et de quid pro quo, de changement dans la politique publique, de menaces économiques contre l’UE, des États membres et des entreprises privées, et de sanctions contre des fonctionnaires de la Cour pénale internationale (CPI) qui mène une enquête préliminaire sur la situation en Palestine.

Clairement la formation d’un consensus de plus en plus laborieux et fragile entre les 27 membres compliquent démarche de l’UE, où certains États de l’Est, comme la Hongrie, tendent à soutenir davantage les politiques mises en exergue par Israël et le gouvernement Trump. Mais attirer l’attention sur les difficultés de la formation d’un consensus interne détourne l’attention du problème le plus invalidant : un engagement indéfectible et dénué de toute critique dans l’architecture diplomatique qui a façonné les tentatives de rétablissement de paix au niveau international depuis 1993.

Lorsque l’UE a été en mesure d’adopter une position collective, comme elle l’a surtout fait contre le plan de Trump et l’annexion formelle, il s’agissait par-dessus tout de défendre un semblant de processus de paix que la plupart de ses membres soutiennent toujours. Or, étant donné que ce paradigme fondamental est complètement battu en brèche, ces succès relatifs ne font guère plus que renforcer l’injuste réalité d’une occupation qui se prolonge.

Israël s’oriente vers un contrôle et une inégalité permanents

Depuis le début de l’occupation en 1967, Israël a peu à peu développé un régime juridique qui a favorisé les Israéliens et les colons israéliens au détriment des Palestiniens, en maintenant les deux populations séparées de manière inégale. Ayant été privés de leurs droits en tant que citoyens de leur propre État souverain, les Palestiniens vivant en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza se retrouvent privés des mêmes droits civiques et politiques par les Israéliens vivant en Cisjordanie. Contrairement à leurs voisins colons, plus de cinq millions de Palestiniens vivant sous contrôle israélien ne peuvent pas voter aux élections israéliennes. Israël leur refuse la capacité d’influencer le système qui en fin de compte gouverne leur destin et qui légifère sur leur territoire de plus en plus régulièrement. Bien que moins grave, les citoyens palestiniens d’Israël font également face à une combinaison de discriminations informelles et formelles – ancrée dans la Loi Israël, État-nation du peuple juif de 2018.

Même avant que le récent spectre d’une annexion formelle ne surgisse, l’impact combiné de ces pratiques est d’’enraciner ce que l’UE appelle « la réalité d’un seul État d’inégalité des droits, d’occupation perpétuelle et de conflit ». En d’autres termes, Israël a créé une situation de violations fragrantes des droits de l’homme et de discrimination institutionnalisée qui revient à un système d’apartheid.

En ce qui concerne la question palestinienne, les Israéliens jouissent d’un environnement confortable sur le plan international, régional et local, ce qui a contribué à rendre la fin de l’occupation moins urgente. Loin d’obliger Israël à faire face aux coûts d’une occupation à durée indéfinie, la situation régionale a largement tendance à favoriser Israël grâce à son poids militaire et technologique et à ses liens qui se renforcent avec les pays arabes.

Sur le plan international, Israël peut compter sur un paysage politique américain toujours aimable, indépendamment de qui siège à la Maison Blanche. L’Europe s’est également montrée très peu disposée à restreindre ses liens avec Israël et ses colonies malgré son traitement des Palestiniens. Les USA et les États européens ont également souvent protégé Israël contres les mécanismes de responsabilité internationale. Au niveau local, les Israéliens, y compris ceux qui vivent en Cisjordanie, jouissent de relativement bonnes conditions de sécurité, grâce en partie aux efforts des forces de sécurité de l’AP. En outre, un réseau d’infrastructure séparé et un système de permis complexe pour les Palestiniens dans les TPO ont maintenu le fonctionnement quotidien de l’apartheid et des Palestiniens eux-mêmes « loin des yeux et loin du cœur » du public israélien.

Cela encourage un sentiment de pérennité et de calme, biaisant l’analyse coût/avantage pour de nombreux Juifs israéliens qui ont fini par considérer l’occupation continue comme l’option la plus avantageuse et ont ainsi dépriorisé le conflit. En conséquence, le « camp de la paix » favorable à deux États a faibli, avec seulement 39 pour cent de Juifs israéliens, selon un sondage d’août 2018, favorables à une solution à deux États – le chiffre le plus bas en deux décennies. Aujourd’hui, les seuls partis à inclure les positions traditionnelles en faveur de deux États dans leurs programmes électoraux sont la formation essentiellement arabe de la Liste unifiée, et le petit parti progressiste Meretz– qui représentent à eux seuls 18 sièges sur les 120 de la Knesset.

Au lieu de discuter de la meilleure façon de mettre fin à cette occupation de 50 ans, en Israël le débat public porte principalement sur le meilleur moyen de gérer les Palestiniens pour éviter la menace démographique d’une solution à un État. Comme le souligne Yehuda Shaul, cofondateur de l’ONG Breaking the Silence, il existe deux écoles de pensée sur la manière dont Israël devrait procéder.[1] Aucune ne prône une solution à deux États fondée sur les paramètres internationaux. Les deux visions soutiennent le projet de colonisation et de contrôle militaire continu sur les Palestiniens. Elles voient également la ségrégation et l’autodétermination des Palestiniens comme fondamentales pour éviter les périls d’un État binational. Dans l’ensemble, elles reflètent la majorité de l’opinion politique et publique des Israéliens.

La première – le Camp de contrôle – privilégie le modèle dominant du contrôle sécuritaire illimité et l’annexion de facto, qui vise à préserver un degré d’ambiguïté quant au statut de la Cisjordanie tout en poursuivant l’expansion des colonies. Parmi ses défenseurs, on trouve généralement des personnalités de droite de la veille école comme le Premier ministre, Benyamin Netanyahu, et des responsables sécuritaires (tels que des officiers militaires israéliens et des agents du renseignement). Dernièrement, ils ont été rejoints par des hommes politiques de centre-gauche – notamment le vice-Premier ministre Benny Gantz, le leader de l’opposition Yair Lapid et le désormais Parti travailliste pratiquement disparu – qui préconise une séparation politique et physique des populations israéliennes et palestiniennes dans les TPO tout en maintenant un contrôle militaire majeur sur les territoires.

Cela contraste avec la vision prônée par une seconde école – le Camp de souveraineté – favorable aux mesures pratiques pour appliquer à la souveraineté israélienne via l’annexion de jure sur tout ou partie de la Cisjordanie. Une opinion minoritaire parmi ses partisans, qui compte le président Reuven Rivlin, préfère accorder la citoyenneté et les droits civiques israéliens aux Palestiniens de la Cisjordanie – mais pas les droits collectifs nationaux. (Il reste silencieux sur le destin des Palestiniens à Gaza). Une majorité – représentée par une génération plus jeune d’hommes politiques de droite comme le leader de l’alliance politique de droite Yamina, Naftali Bennett – offre aux Palestiniens rien d’autre que la gouvernance autonome sous le contrôle d’Israël.

Le Camp de contrôle a dominé la politique israélienne à l’égard des Palestiniens pendant plus de cinquante ans. Cependant, étant donné que la politique israélienne dérive de plus en plus vers la droite, et que la construction des colonies réduit l’empreinte territoriale d’un État palestinien, maintenir l’approche fondée sur une stratégie de couverture qu’ils préfèrent – en évitant toute action concertée soit vers l’annexion de jure ou la fin de l’occupation – deviendra encore plus difficile. Dans la mesure où l’éventuel successeur de Netanyahu comme leader de la droite et (selon toute vraisemblance) Premier ministre viendra des rangs du Camp de souveraineté, ce sera probablement la courant dominant à l’avenir.

La droite israélienne du Camp de souveraineté (ainsi que les représentants du Gouvernement Trump) ont accueilli ce moment de force israélienne maximum et de faiblesse palestinienne historique comme une occasion unique pour faire oublier une fois pour toute la question palestinienne et d’affirmer la souveraineté israélienne sur la Cisjordanie. Ici ils ont été aidés par les accords de normalisation avec des États arabes qui s’intéressent maintenant davantage à établir un front commun contre l’Iran et la Turquie qu’aux intérêts palestiniens.

Bien que ceux du Camp de contrôle ont plus tendance à voir le péril démographique qui accompagnerait un résultat à un État, leur réponse consiste à reconfigurer largement le modèle d’occupation autour des réalités physiques et politiques créés par la construction de colonies israéliennes. Au lieu de prôner un retrait territorial, ils mettent maintenant la pression sur les Palestiniens pour qu’ils renoncent aux paramètres établis d’une solution à deux États en faveur des faits imposés par Israël.

L’entreprise de colonisation et son emprise sur la politique israélienne sont telles que la fin de l’occupation future implique un coût politique de plus en plus important pour les dirigeants israéliens. C’est depuis longtemps l’intention manifeste du mouvement des colons et de ses partisans au sein des gouvernements successifs qui ont cherché à créer des « faits accomplis par les Israéliens » afin de saboter les retraits de la Cisjordanie. Comme l’explique Daniel Seidemann, grand spécialiste du conflit et de la géopolitique de Jérusalem, à l’heure actuelle : « Si Israël a la volonté et la capacité de délocaliser 180 000 colons, la solution à deux États est viable. Dans le cas contraire, elle est morte ». D’après les tendances de l’opinion politique et publique, la réponse n’est guère positive.

Les dirigeants des colons et les représentants du gouvernement s’évertuent activement à promouvoir de nouveaux projets d’infrastructure avec l’objectif d’accroître la population de colons à un million. Dans le même temps, le gouvernement israélien a apparemment alloué $5,9 millions de dollars à son Ministère des affaires de colonisation pour recenser les constructions palestiniennes « illégales » dans la zone C de la Cisjordanie – première étape vers un autre round de démolition et de privation de propriété privée. En parallèle, la Knesset israélienne a à plusieurs reprise étendu sa compétence juridique à la Cisjordanie, pendant que les autorités habilitées à délivrer les autorisations d’urbanisme continuent à envisager des nouveaux plans de colonisations liés aux zones géographiquement sensibles dans, et autour de, Jérusalem-Est. Ces mesures sépareraient la ville de l’arrière-pays de la Cisjordanie afin de rendre une solution à deux États encore moins réalisable. Même si la pression internationale a ralenti ce processus, les autorités israéliennes ont, cet automne, fait avancer des constructions de logements dans les quartiers clé de Har Homa E, Givat Hamatos et Silwan.

L’instabilité croissante

Jusqu’à maintenant, le système de maintien de l’occupation mis en place par le processus de paix a permis aux Israéliens (et à la communauté internationale) d’éluder toute conversation sérieuse au sujet de la réalité d’un apartheid émergeant dans les TPO. Mais la complaisance israélienne – et plus largement internationale – au sujet de la pérennité de la main mise israélienne de plus en plus forte sur les territoires palestiniens doit être dissipée. Les principaux piliers de ce système commencent à céder sous le poids d’une occupation à durée indéfinie. Cela risque de coûter très cher, y compris pour les intérêts européens. L’élection de Joe Biden encouragera cette perception de pérennité mais elle ne fera pas grand-chose pour retarder une hausse d’instabilité à venir.

Outre la mise en échec de tout processus de paix pertinent entre Israéliens et Palestiniens, la trajectoire actuelle pose clairement une menace directe à la survie d’Israël en tant que démocratie. Pendant que la voie vers l’égalité des droits dans deux États s’enlise encore plus, les Juifs israéliens – qui ont atteint une certaine parité avec les Palestiniens en termes de population, la croissance démographique favorisant ces derniers – devront choisir entre l’avenir d’Israël comme État démocratique ou comme État majoritairement juif.

La plupart des interlocuteurs juifs israéliens doutent qu’ils ne puissent jamais abandonner un jour de leur plein gré le contrôle sur un Étant abritant les deux peuples. Comme un ancien activiste pour la paix et ancien diplomate israélien l’observe : « si deux États ne sont plus possibles, alors il n’y pas d’autre option pour Israël que l’apartheid ».[2] Cette conclusion est reprise par Michael Sfard, éminent avocat israélien spécialisé dans les droits de l’homme. Dans une récente étude, il prévient qu’une annexion continue, de jure et rampante, a fortiori une annexion officielle, pourrait renforcer l’argument que « l’apartheid ne se limite pas à la Cisjordanie. Que le régime israélien dans son intégralité est un régime d’apartheid. Qu’Israël est un État apartheid ».

Les Européens qui souhaitent conserver un partenariat étroit avec Israël devraient être sérieusement inquiets au sujet de cette évolution. De nombreux responsables, commentateurs et analystes politiques en Israël conseillent maintenant aux Européens qu’ils devraient dépasser la question palestinienne et se concentrer sur les opportunités associées à des relations bilatérales renforcées et à la normalisation d’Israël dans la région. Mais il n’en est pas moins vrai qu’une intensification de la situation d’apartheid se révélera être, avec le temps, un obstacle insurmontable aux relations entre l’Europe et Israël, comme ce fut le cas avec l’Afrique du Sud.

En outre, l’UE est trop lourdement impliquée dans la trame de l’occupation pour regarder ailleurs – compte tenu de la porosité de ses relations bilatérales avec Israël, compromises par l’augmentation des colonies israéliennes et ses profonds engagements de financement envers les Palestiniens. L’incapacité permanente de faire valoir sa volonté saperait également son ambition d’agir davantage géopolitiquement sur la scène mondiale. Par ailleurs, le fort penchant de l’opinion publique européenne, dans les deux camps, pour inciter leurs gouvernements respectifs à agir, persistera.

Pendant ce temps, confronté à la dégradation de la situation, le mouvement palestinien risque d’adopter une série de tactiques et de stratégies moins accommodantes – comme certains activistes et leaders se rangent derrière la mobilisation populaire retrouvée et réclament l’égalité des droits tandis que d’autres souscrivent à un retour plus nihiliste à la violence. Ce paysage complexe sera encore plus complexifié par de multiples facteurs tels que des divisions politiques internes (notamment au sein du Fatah lui-même) ; une transition potentiellement instable du leadership de l’AP/ Organisation de libération de la Palestine (OLP) après Mahmoud Abbas ; la volatilité inhérente de l’effondrement prolongé de Gaza ; la baisse de l’aide internationale accordée par les donateurs et une bulle économique palestinienne proche de son point de rupture.

Dans ce contexte, le véritable risque d’une instabilité grandissante et d’un conflit va mettre encore une fois les intérêts européens en péril à cause du rôle du conflit israélo-palestinien comme facteur d’instabilité, de radicalisation et de violence dans le voisinage immédiat de l’Europe. L’augmentation du nombre de Palestiniens fuyant Gaza pour gagner l’Europe est un autre exemple de la manière dont le conflit peut s’étendre. Selon une enquête du journal israélien Haaretz, « en 2018 uniquement, près de 2 500 Gazaouis ont demandé l’asile politique en Belgique – ce qui en fait le deuxième groupe de demandeurs d’asile après les Syriens ».

Palestine en crise

Les diplomates européens sont habitués aux prédictions d’une crise palestinienne imminente. Souvent, ces craintes sont restées infondées. Néanmoins, comme le conte du jeune garçon qui criait au loup le révèle, les mises en garde répétées ne signifient pas que le pire n’arrive jamais.

Le duopole du Fatah et du Hamas sur la politique palestinienne a entravé l’émergence d’une quelconque alternative significative politique ou stratégique au leadership actuel palestinien. En conséquence, le Mouvement national palestinien est à son niveau le plus bas au moins depuis son expulsion de l’OLP de Beyrouth en 1982. Il a depuis stagné, incapable soit de se renouveler ou de définir une voie alternative à la libération nationale après l’échec de la violence armée comme de la diplomatie internationale.

Des menaces régulières à l’encontre du leadership de l’AP basé à Ramallah visant à son démantèlement n’ont été que du bluff jusqu’à maintenant compte tenu de leur propre intérêt personnel dans sa préservation. Mais l’exaspération en l’absence de voie diplomatique viable ou de réorientation stratégique future pourrait un jour les inciter à mettre leurs menaces à exécution. Ils n’auront peut-être pas le choix, compte tenu du grand nombre de Palestiniens qui considèrent l’AP comme un frein à la libération nationale et ses dirigeants comme corrompus, inefficaces et peu représentatifs.

Face à la crise grandissante de la gouvernance de la Palestine, la colère populaire contre l’ordre politique établi et la progression de l’autoritarisme a parfois dégénéré en manifestations, comme à Ramallah en juin 2018 et à Gaza en mars 2019. Pour l’instant, elles ont été bien en deçà des protestations de masse vues ailleurs au Proche-Orient en raison des spécificités de l’occupation.

En Cisjordanie, cela est largement causé par la dynamique générale créée par la sécurisation interne et les réseaux de clientélisme intérieurs qui ont réussi à ce que la population accepte tacitement le leadership vieillissement du Fatah. Les dirigeants du Fatah dépendent énormément des fonds internationaux canalisés via l’AP. Depuis que les divisions palestiniennes internes ont sombré dans la violence en 2007, le Hamas s’est de même retranché à Gaza par la force des armes et ses subventions provenaient en partie des fonds de stabilisation internationaux. En échange, le Hamas et le Fatah ont principalement pu acheter la tranquillité pour eux et pour Israël.

Cependant, l’aide des donateurs internationaux est en déclin. Comparé à son pic de 2013, le financement international de l’AP a diminué d’environ 60 pour cent en 2017, selon les calculs de l’ECFR. Cela vient s’ajouter aux difficultés supplémentaires dont souffrent de nombreux Palestiniens suite aux restrictions liées à la covid-19, à la réduction des services dans les camps de réfugiés dues à la réduction budgétaire de l’UNRWA, et à la situation désastreuse à Gaza où une crise humanitaire plus aiguë et un retour à la violence avec Israël ne sont évitées que grâce aux injections de fonds du Qatar pour un total de $17 millions de dollars par mois.

Par ailleurs, en violation des Accords d’Oslo, Israël prélève environ $138 millions de dollars par an en recettes fiscales dues à l’AP à cause des subventions accordées par cette dernière aux familles de « martyrs » et de prisonniers. Cela a exacerbé un déficit budgétaire préexistant, qui était de $800 millions de dollars en 2019 (4,6 pour cent du PIB) après financement extérieur. Les indicateurs sont au rouge également pour l’économie palestinienne, qui se caractérise par la hausse de la dette publique et privée, et qui prévoit une contraction de 20,3 pour cent en 2020.

Un possible krach financier accompagné d’une désaffection généralisée de la population à l’égard des élites politiques et de l’occupation auraient de graves conséquences sur la sécurité compte tenu du grand nombre d’armes dissimulées et facilement accessibles aussi bien en Cisjordanie qu’à Gaza. La comparaison qui s’impose dans ce scenario serait d’imaginer une crise de la dette similaire à la crise grecque de 2009 sous occupation militaire. La colère populaire qui naîtrait d’un effondrement économique de la Palestine serait dirigée en grande partie contre l’AP et les hauts responsables, accélérant probablement un changement de leadership et de stratégie.

La stabilité palestinienne est ainsi fortement dépendante de l’aide étrangère. C’est la raison pour laquelle l’Europe accorde une grande importance au maintien des niveaux de financement de l’AP. Or, en dépit de l’importance des enjeux, et de l’accumulation des problèmes financiers de la Palestine, l’Europe doit prendre à sa charge une part du financement de plus en plus grande, outre ses engagements financiers de taille dans l’aide humanitaire, les projets de développement et l’UNRWA.

L’AP pourrait bénéficier d’un répit temporaire grâce au fonds d’urgence qatari (en plus de l’aide financière du Qatar pour Gaza), à sa décision d’accepter des recettes fiscales partielles de la part d’Israël et à une reprise des engagements financiers des E-U sous Biden. Toutefois, ces bouées de sauvetage seront peut-être insuffisantes pour maintenir l’AP en vie sur le long terme sans solutions politiques.

Bien que tous ces symptômes soient économiques, leurs causes sont liées à la capacité d’Israël de poser son veto sur les initiatives de commerce et de développement palestiniens, tout en réduisant la possibilité d’un état indépendant Palestinien en contrôle des ressources naturelles. Quant à Gaza, son dé-développement est causé en grande partie par les sanctions israéliennes. L’éruption d’un regain de violence dans le Sahara occidentale et dans le Haut-Karabakh devrait rappeler encore une fois les conséquences des conflits que l’on laisse s’envenimer sans piste politique viable pour résoudre des griefs importants.

Les contours d’un nouveau paradigme

La dysfonctionnalité de ce que l’on appelle le processus de paix signifie que les Européens doivent désormais adopter un regard neuf – une nouvelle perspective qui admette et cherche à atténuer les dangers inhérents à la situation actuelle. Si les Européens se soucient réellement de leur partenariat avec Israël, des droits des Palestiniens et des risques d’instabilité, c’est maintenant l’heure d’un changement de cap. Ils devraient reconnaître et agir sur les contours d’un paradigme alternatif de paix qui ne soit pas centré sur le processus d’Oslo.

Une nouvelle approche ne signifie pas nécessairement abandonner le programme politique de l’UE pour obtenir une solution à deux États conforme aux positions internationales, même si cela n’est pas clairement une perspective proche. Et il est clair que tant que la solution à deux États restera l’objectif primaire de l’OLP, il n’y aura guère de place pour basculer la politique européenne vers une solution à un État. Mais, confrontée à la réalité de la consolidation d’un seul État par Israël, en vue des attitudes des deux côtés qui divergent d’avantage, et de la une mutation des priorités politiques des États arabes, l’UE doit reconnaître que sa stratégie doit s’adapter.

Les Européens doivent être lucides quant à la situation actuelle et commencer à faire pression pour obtenir l’égalité des Palestiniens conformément au droit international. Cela signifie donner la priorité à l’égalité en termes de droits civiques et d’agence politique. Cette position va obligatoirement de part avec tout espoir de relance d’une solution à deux États dans le futur. Mais elle fera aussi beaucoup pour modifier positivement la dynamique sur le terrain s’il devient manifeste qu’il est déjà trop tard pour mettre en place un État palestinien viable et souverain. Une telle situation nécessiterait que les deux parties trouvent une façon de cohabiter ensemble dans égalité dans un seul et même état qui garantisse une véritable stabilité et sécurité pour tous.

A cet égard, il est important d’écouter l’opinion de jeunes Palestiniens, comme par exemple Inès Abdel Razek, ancienne conseillère du bureau du Premier ministre palestinien, qui explique comment un nouveau paradigme politique pourrait être mis en oeuvre à partir du droit international en assurant l’égalité des droits et l’auto-détermination aussi bien aux Palestiniens qu’aux Israéliens : « Que l’on y arrive finalement avec un État ou deux, un nouveau paradigme doit tout d’abord remettre en question la réalité existante d’un seul État de colonialisme sans fin et s’opposer à toute discrimination ethnique ». Cette opinion est relayée par certains Juifs israéliens qui préviennent qu’il ne peut y avoir de démocratie israélienne sans fin de l’occupation et sans fin de l’apartheid – même s’ils représentent presque exclusivement le camp progressiste et anti-occupation de gauche.

Naturellement, accepter l’égalité comme fondement principal des dispositions futures ne se produira pas en un jour. Cette transition sera confrontée à une résistance locale et posera beaucoup de problèmes. Cela est vrai même chez les activistes palestiniens qui préfèrent la solution d’un seul État. Nombre d’entre eux sont toujours très réticents à l’idée de s’engager avec la politique sioniste due à leur opposition à la discrimination inscrite dans le système politique israélien. Comme l’explique une activiste éminente : « Comment puis-je parler à quelqu’un qui me prive de ma terre et de mes droits fondamentaux ? »[3]

En échange, l’éventuelle revendication de droits nationaux palestiniens et d’agence politique égalitaire dans un seul État, et de décolonisation (y compris la nécessité de restitution des terres ou de réparations pour les Palestiniens chassés de leurs maisons dans l’Israël actuel), suscite une importante opposition de la part de nombreux Juifs israéliens – notamment au sein du camp de la paix qui reste profondément sioniste et attaché à une solution à deux États. Séduire ne serait-ce qu’une minorité de l’opinion israélienne juive est peut-être le plus gros défi que devra relever une stratégie égalitaire. Comme Yuli Novak, activiste israélien réputé, affirme, un tel tournant nécessiterait une « nouvelle identité politique juive [qui] devrait reconnaître les erreurs du passé mais sans y être assujetti ».

La réponse européenne à ce défi ne peut être de laisser l’héritage du gouvernement Trump persister. Les Européens doivent résister à toutes tentations de remanier les paramètres d’une solution à deux États ou magouiller la population palestinienne afin d’accommoder les ambitions territoriales israéliennes. Même en mettant de côté la moralité et le droit international, toute approche fondée sur l’inégalité ethnique et une occupation pérenne ne pourra jamais être acceptée par l’opinion publique palestinienne – élément crucial de toute résolution sérieuse et valable en accord avec les intérêts et les valeurs européens.

Recommandations

Donner la priorité à l’égalité des droits comme fondement d’une solution politique

L’Europe doit retrouver son rôle historique en tant que pionnier de la politique internationale pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Pour ce faire, elle doit promouvoir l’égalité des droits pour les deux peuples conformément au droit international et clairement rejeter une occupation sans fin et l’apartheid comme issue par défaut.

Les responsables politiques européens peuvent toujours présenter une solution à deux États comme le meilleur moyen d’aboutir à un accord de paix durable basé sur l’égalité de droits entre Palestiniens et Juifs israéliens – en particulier lorsqu’il s’agit de sauvegarder leur désir respectif d’autodétermination. En même temps, les Européens doivent également indiquer que si Israël persiste à bloquer une solution à deux États, alors le seul autre moyen acceptable de garantir l’égalité des droits sera par le biais d’un seul État démocratique. Même si l’UE n’adhèrera pas à court-terme à cette option, il doit être dit clairement qu’elle sera peut-être obligée d’adopter cette position si Israël tourne son dos à une solution à deux États.

Finalement, une stratégie européenne centrée sur l’égalité des droits et la fin de l’occupation, plutôt que sur une obsession dogmatique envers les négociations dans le cadre des Accords d’Oslo, est compatible avec soit une solutions à un État ou deux États. Elle permettra à l’UE de continuer à œuvrer en vue d’une vision à deux États tout en cherchant à extraire les Palestiniens de la réalité actuelle de l’apartheid et en jetant les bases d’un futur axe européen vers un seul État si nécessaire. En ce faisant, l’Europe pourrait encadrer les conséquences pour les Israéliens d’une annexion croissante et avec un peu de chance étendre la circonscription politique israélienne qui soutient la fin de l’occupation au-delà de son cercle étroit actuel limité à la gauche progressiste.

Ce tournant stratégique ne représenterait pas une rupture politique mais plutôt l’évolution logique des déclarations européennes à travers plusieurs décennies . Celles-ci comprennent ses déclarations récentes qui, compte tenu de la menace d’annexion de jure, se concentraient sur des sujets auparavant tabous tels que la réalité vécue de l’apartheid et l’alternative à deux États. Les événements de 2020 ont déjà déclenché une première réflexion positionnant l’égalité des droits comme condition fondamentale à une solution future – indépendamment de l’issue politique ultime. Par exemple, aux Nations Unies, la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Estonie et la Pologne ont publié un communiqué commun en février 2020 en faveur d’un « processus politique conforme au droit international, qui garantit l’égalité des droits et qui est acceptable par les deux parties ».

Compte tenu des blocages constants entre États membres au Conseil de l’Europe, il relève des gouvernements nationaux, individuellement ou dans le cadre de groupes partageant les mêmes valeurs (« like-minded »), de mettre en œuvre cette réorientation. A cet égard, les hauts fonctionnaires du SEAE ont un rôle important à jouer pour encadrer cette discussion. On compte parmi eux le haut représentant, Josep Borrell, et la représentante spéciale de l’UE pour le Processus de paix au Proche-Orient, Susanna Terstal. Effectivement, au cours d’une audience de la Commission des affaires étrangères du Parlement européen en juillet 2020, Terstal a exposé les options : « Il n’existe qu’une seule alternative [aux deux États], qui est un seul État … où deux peuples vivent côte à côte avec les mêmes droits, en paix et en sécurité ».

Ces éléments importants pour les discussions internes doivent être organisés à de multiples niveaux – dans les capitales européennes, afin de nourrir les échanges entre membres, notamment au niveau des chefs de mission de l’UE à Jérusalem et dans le format « Petits groupes » récemment créé, qui rassemblent les États membres sous les auspices du SEAE afin de réduire les différences politiques dans ce dossier.

Reconfigurer les relations avec Israël

Compte tenu des nombreux défis sécuritaires auxquels le Proche-Orient est confronté, l’UE et Israël ont un intérêt commun à préserver un dialogue étroit et fructueux. Mais si rien n’est fait, la tendance actuelle d’annexion croissante conduira les relations israélo-européennes sur une pente dangereuse. Les fonctionnaires européens doivent faire preuve de franchise envers leurs collègues israéliens – et le public israélien – sur les inévitables problèmes qu’ils rencontreront dans ce contexte pour développer leurs intérêts bilatéraux et travailler ensemble sur les questions régionales. Peu importe si les deux camps veulent faire autrement, les Palestiniens continueront d’occuper une place importante.

Les Européens ont une certaine emprise sur Israël et ont besoin de déployer le bon équilibre d’éléments incitatifs et dissuasifs avant qu’il ne soit trop tard. L’expérience passée nous montre comment l’Europe peut déclencher des réactions positives de la part d’Israël quand l’accès aux partenariats européens est remis en question, notamment autour du commerce, de la recherche, du financement, etc. Cette capacité de dissuasion s’est illustrée encore une fois à travers les actions européenne contre l’annexion de jure, qui se sont répercutées dans le débat politique israélien. L’Europe devrait maintenant étendre son objectif afin d’empêcher également l’annexion de facto.

Pour cela, les gouvernements européens doivent montrer plus clairement que le maintien et l’expansion des relations de l’UE avec Israël sont incompatibles avec son déni des droits palestiniens. C’est pourquoi il est important que le SEAE et la Commission européenne reprennent leurs travaux pour finaliser leur document identifiant des possibles mesures à prendre envers l’annexion israélienne – y compris des potentielles mesures restrictives contre Israël – qui constitue un moyen important de renforcer la dissuasion européenne. L’UE pourrait également tirer parti de sa propre réaction à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et de son régime mondial de sanctions en matière de droits de l’homme récemment adopté et ciblant les responsables de violations graves des droits de l’homme.

Rien de cela ne devrait pas empêcher une action immédiate aux niveaux européen et national pour approfondir et étendre la politique de différentiation de l’UE. Cela représente une source encore largement inexploitée de puissance normative européenne. Cela est apparu à maintes reprises comme un outil utile pour réduire peu à peu les avantages escomptés par les Israéliens et lutter contre l’annexion. Par exemple, elle a à plusieurs occasions obligé les gouvernements de Netanyahu à adhérer aux positions de l’UE qui reconnaissent la Ligne verte de 1967 en acceptant d’exclure les entités et activités de colonisation israéliennes du champ d’application de leurs accords bilatéraux.

Mais la stratégie de différentiation de l’UE devrait être beaucoup plus ambitieuse, en incluant des mesures visant à exclure les produits provenant des colonies israéliennes et à restreindre les opérations commerciales privées. En ce faisant, elle devrait s’inspirer des mesures conformes au droit international prises pour renforcer la non-reconnaissance des revendications de souveraineté de l’Afrique du Sud sur la Namibie entre 1969-1990.

Pour renforcer la dissuasion européenne, il faudrait également que les États membres arrêtent de protéger Israël et ses colonies contre le bon fonctionnement des mécanismes de responsabilisation juridiques internationaux et des lois européennes. Cela signifie appuyer l’enquête préliminaire de la CPI et activer la base de données des Nations Unies des entreprises ayant des liens avec les colonies israéliennes.

Les gouvernements européens préfèrent évoquer de mesures incitatives positives pour changer le comportement israélien. En vérité, cependant, Israël a déjà reçu les plus belles récompenses (plus particulièrement un accord d’association avec l’UE ainsi que tous ses avantage, tels que des tarifs douaniers préférentiels et l’accès à des programmes communautaire comme Horizon 2020).

Malgré les efforts européens pour trouver de nouvelles récompenses, il en reste peu qui seraient suffisamment attrayantes à part l’entrée dans l’UE. La proposition de l’UE d’un partenariat privilégié spécial en décembre 2013, à condition qu’Israël mette fin à son occupation, et qui est restée lettre morte, en est un exemple révélateur. Néanmoins, les efforts visant à identifier de nouvelles propositions se poursuivent. La Hongrie et la Croatie ont, dans un document confidentiel partagé avec les autres membres de l’UE en octobre 2020, de nouveau prôné une stratégie hautement incitative pour faciliter une solution négociée à deux États, suggérant que la « Commission examine les possibilités existantes [sic] et en explore de nouvelles pour renforcer notre coopération [avec Israël] dans les domaines existant déjà ou nouveaux. »

Si l’UE met effectivement de nouvelles mesures incitatives sur la table, alors la leçon à tirer depuis la signature de l’accord d’association UE-Israël de 1995 est qu’elles doivent être conditionnées par de réelles avancées vers la fin de l’occupation de la part des Israéliens et par l’exclusion totale des entités et activités de colonisation israéliennes. Par ailleurs, les États membres devraient signaler que maintenir les solides relations qui existent actuellement entre Israël et l’Europe, sera de plus en plus difficile à justifier si Israël continue à ancrer la réalité d’un seul État d’inégalité de droits. Borrell y a fait allusion lorsqu’il expliqua que les « démolitions et [expansions de] colonies constituent un obstacle majeur » à la tenue d’une nouvelle réunion du Conseil d’association.

Pousser les Palestiniens vers la réforme

Pendant que le mouvement national palestinien discute des options stratégiques alternatives, les fonctionnaires européens devraient nouer le dialogue avec tous les acteurs politiques – des dirigeants du Fatah/AP à ceux du Hamas – pour encourager les efforts de réunification national et une véritable réforme politique. Parallèlement, ils doivent écouter les jeunes activistes et penseurs – la génération du millénaire palestinienne – qui représentent une source importante de leadership alternatif et d’orientation stratégique positive. Ce dialogue existe déjà avec les diplomates européens au niveau local et devrait s’amplifier. Il pourrait inclure un plus grand soutien de la société civile palestinienne, en se concentrant sur des groupes de jeunes prônant la non-violence et leurs organismes. Cette approche est importante pour s’assurer que la voie à suivre sera élaborée conjointement avec des Palestiniens, au niveau des dirigeants politiques ainsi qu’ au niveau de la société civile.

Les décideurs européens doivent faire ceci de façon à éviter la dépolitisation des initiatives palestiniennes – qui est l’un des effets évidents du modèle de financement d’Oslo. A ce titre, ils doivent résister à la tendance qui consiste à limiter et à délégitimer l’activisme palestinien non-violent – que le gouvernement israélien et ses partisans ont discrédité via des accusations d’antisémitisme et de terrorisme. Au cœur de tout cela se trouve le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions, qui représente un important vecteur de soutien populaire en faveur des droits Palestiniens.

Un élément particulièrement épineux – mais important – dans tout rajustement européen, sera la réforme de l’aide des donateurs. Avec l’estompement des perspectives d’atteindre une solution à deux États et la souveraineté palestinienne, les décideurs politiques doivent reconsidérer l’objet du financement européen pour s’assurer que les fonds sont bien investis dans la paix et non dans l’occupation. Les interlocuteurs européens devraient indiquer clairement que la continuation du financement européen pour l’AP repose sur une transformation politique positive. Au lieu de pousser Abbas à nouveau vers un processus de paix conflictuel, l’UE devrait donner priorité aux mesures visant à réformer la gouvernance palestinienne en incluant par exemple des réformes des secteurs de la sécurité et de la justice, tout en redynamisant les mécanismes de représentation populaire qui pourraient faciliter l’émergence de sources alternatives de leadership politique.

Naturellement, l’UE doit apporter sa contribution pour favoriser ces changements, au lieu de les freiner comme cela a trop souvent été le cas. L’accord du Fatah et du Hamas à Istanbul, en septembre 2020, d’organiser des élections du Conseil législatif palestinien, de la présidence de l’AP et du Conseil national palestinien de l’OLP était un signal positif – même s’il est peu probable qu’il résolve les principaux griefs contre le système de gouvernance lui-même. L’UE peut essayer de relancer la dynamique, non seulement en proposant de fournir l’assistance technique via une mission d’observation des élections, mais également en créant une atmosphère politique propice et inclusive. Elle peut le faire en révoquant sa politique de non contact avec le Hamas (tout en conditionnant l’ampleur de ses contacts sur le comportement du groupe) et en établissant un engagement de bonne foi avec tout futur gouvernement qui émergerait d’élections libres et inclusives.

Entre temps, une décision européenne sur l’avenir de ses subventions ne peut pas être perpétuellement retardée dans l’attente d’une transformation politique palestinienne. Si cela ne se matérialise pas, l’UE devrait commencer par réduire progressivement le financement de ses lignes budgétaires servant l’occupation israélienne – comme le secteur sécuritaire hypertrophié de l’AP – et préserver en priorité la présence politique, culturelle et économique palestinienne sur le terrain – notamment dans les zones les plus vulnérables à la colonisation, comme Jérusalem-Est et la Zone C de la Cisjordanie.

Devenir un partenaire à égalité avec les Etats-Unis

L’élection de Biden a poussé l’Europe à croire que les torts du gouvernement Trump peuvent être inversés et qu’une reprise d’un processus diplomatique plus classique est à entrevoir. C’est peut-être vrai, même si Biden risque de conserver les positions de Trump sur certaines questions, comme par exemple conserver l’ambassade américaine à Jérusalem. Mais, sans reconsidération stratégique plus poussée, rien de cela ne va fondamentalement modifier la trajectoire négative sur le terrain.

Les Européens devront bien sûr soutenir toute action de Biden en faveur de la paix. Cependant, ils devraient entreprendre cette tâche dans le but de favoriser une transformation du conflit à long terme, en permettant de poser les premiers éléments d’une paix durable fondée sur l’égalité juridique, l’émancipation politique et la fin du régime militaire, au lieu de se leurrer dans l’espoir d’une imminente avancée politique.

L’UE doit le faire, non pas en restant sur la touche tel un cheerleader enthousiasmé par les efforts américains comme cela a été trop souvent le cas, mais en tant que véritable partenaire pour la paix qui apporte ses propres contributions sur la table et formule ses exigences aux Etats-Unis. Au niveau politique, cela signifie prôner un cadre diplomatique fondé sur le droit international et l’égalité des droits. Sur le terrain, cela signifie déployer de véritables mesures dissuasives contre les activités de colonisation israéliennes tout en encourageant un renouvellement interne au sein du camps palestinien.

Bien que ne demeurant pas soumis aux positions américaines, l’UE doit néanmoins s’efforcer d’entraîner avec elle la Maison-Blanche de Biden sur la voie de l’égalité des droits, en s’appuyant sur les questions lancées par le secrétaire d’État John Kerry en décembre 2016 sur comment Israël peut concilier l’occupation permanente avec ses idéaux démocratiques. En parallèle, elle devrait inciter les E-U à retourner ses sanctions contre la CPI, permettre une action internationale plus vaste contre les politiques de colonisation israéliennes et soutenir des élections palestiniennes libres et inclusives.

Inciter le monde arabe à avoir des attentes réalistes

L’UE a accueilli favorablement le récent processus de normalisation entre Israël et les EAU, Bahreïn et le Soudan. Elle a eu raison de lier ces développements au besoin de relancer les pourparlers israélo-palestiniens. Cependant, ce sont les intérêts géopolitiques et bilatéraux qui ont stimulé ces relations, pas la question de l’autodétermination palestinienne. Ces accords ont favorisé le maintien de positions maximalistes par le gouvernement israélien. Ils ont également sapé les aspirations palestiniennes et entravé l’initiative de paix arabe de 2002 qui conditionne la normalisation arabo-israélienne sur l’obtention d’un accord de paix israélo-palestinien. Les Européens doivent par conséquent être réalistes sur ce à quoi ces avancées peuvent aboutir par rapport à la question palestinienne.

Même si la normalisation israélo-arabe ne conduira pas à une transformation positive du conflit israélo-palestinien, elle devrait néanmoins permettre de renforcer le dialogue entre l’UE et le monde arabe sur la question. Les Européens devraient en particulier s’efforcer de maintenir les pays du Golfe sur les mêmes positions qu’eux, y compris en ce qui concerne les colonies israéliennes et la politique de différentiation de l’UE – qui est désormais un enjeu important pour les États tels que les EAU et Bahreïn qui sont en voie de renforcer leurs propres liens avec Israël.

L’UE doit également rester en constante communication avec ses interlocuteurs arabes habituels – la Jordanie en sa qualité de gardien des lieux saints de Jérusalem et le pays arabe le plus vulnérable à toute instabilité en Cisjordanie ; et l’Égypte, qui s’est beaucoup impliqué dans l’arbitrage des cessez-le feu entre Israël et les factions palestiniennes à Gaza ainsi que dans des efforts de réconciliation interpalestinienne. L’UE devrait également continuer à se coordonner avec le Qatar, qui est probablement le plus gros donateur arabe des Palestiniens aujourd’hui.

La vie commence après Oslo

Les diplomates européens ont une prédisposition naturelle en faveur des négociations israélo-palestiniennes. C’est un instinct positif, qui repose sur une analyse réaliste selon laquelle c’est le seul moyen d’arriver à une résolution complète du conflit. Que ce soit avec un ou deux États, seul un processus politique inclusif pourra amener la paix. Mais plus de 50 années après le début de l’occupation, les décideurs européens doivent faire preuve d’une plus grande honnêteté dans leur analyse de la situation. Sans changement dans les calculs israéliens et sans réforme du système politique palestinien, aucune négociation ne mettra fin au conflit ni ne ralentira la vague d’instabilité.

Créer une véritable dynamique aboutissant à un accord de paix équitable et durable demandera du temps et du courage politique – en commençant par les gouvernements européens. En fin de compte, ils peuvent avoir une politique engagée sur papier mais cela ne voudra pas grand-chose tant qu’ils n’auront pas la volonté de les faire avancer en pratique, non seulement en tant que donateurs mais aussi en tant que véritables acteurs politiques – rôle auquel ils se sont bien trop souvent soustraits. Les Européens devront poursuivre cela contre les vents internationaux, en dépit d’un paysage régional en pleine transformation et à un moment où l’ordre international se trouve sous pression considérable. Ce ne sera pas facile mais s’ils se montrent incapables de prendre les mesures nécessaires, il y aura encore moins de raisons de croire que les Israéliens et les Palestiniens pourront échapper à un autre demi-siècle de conflit.

A propos de l’auteur

Hugh Lovatt est chercheur avec le programme Proche-Orient et Afrique du Nord (MENA) au Conseil européen pour les relations internationales. Depuis qu’il a rejoint l’ECFR, Lovatt étudie la politique de l’UE envers le Processus de paix au Proche-Orient (PPPO), la politique palestinienne et la politique régionale israélienne. Il était auparavant chercheur avec International Crisis Group et un Schuman Fellow au Parlement européen. Il est président du European Middle East Project (EuMEP).

Remerciements

Je voudrais remercier les nombreux diplomates, analystes, universitaires et activistes qui ont eu la générosité de m’offrir leur temps et de partager avec moi leur savoir ces dernières années. Je tiens à remercier spécialement Julien Barnes-Dacey, directeur MENA de l’ECFR pour son aide et ses conseils. Comme toujours, les positions exprimées dans cet article, et toute erreur ou omission, sont purement personnelles.

[1] Discussion avec l’auteur, Cisjordanie, juillet 2019.

[2] Discussion avec l’auteur, Tel Aviv, février 2020.

[3] Discussion avec l’auteur, Ramallah, février 2020.


Voir les différentes versions du rapport sur le site de ECFR


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