Avocat palestinien né à Gaza il y a soixante ans révolus, ancien prisonnier en Israël, lauréat du Robert F. Kennedy Human Rights Award en 1991, Raji Sourani dirige le centre palestinien pour les droits de l’homme (PCHR). À Gaza pendant toute la durée du conflit, il raconte sa vision de la guerre, de la politique israélienne et son rapport à l’Autorité palestinienne. Entretien, de notre envoyé spécial à Gaza.
De notre envoyé spécial à Gaza. Avocat palestinien né à Gaza il y a maintenant soixante ans révolus, ancien prisonnier en Israël, lauréat du Robert F. Kennedy Human Rights Award en 1991, Raji Sourani dirige le centre palestinien pour les droits de l’homme (PCHR), qui publie chaque mois un rapport (consultable ici) sur les violations des droits humains à Gaza et en Cisjordanie. À Gaza pendant toute la durée du conflit, il raconte sa vision de la guerre, de la politique israélienne et son rapport à l’Autorité palestinienne. Entretien.
Un mois après la fin des hostilités, alors que les pourparlers entre le Hamas et Israël reprennent au Caire, quel bilan faites-vous de cette guerre ?
Cette offensive contre Gaza a été sans précédent. Je ne pensais pas que l’on puisse arriver à un tel niveau de violence et de destruction, une telle crise en termes de réfugiés… Ce n’est absolument pas comparable à celle de 2009, ou 2012. Un tel niveau de destruction, à Beit Hanoun, Chajaya, Rafah… À Chajaya, le 20 juillet, il y a 15 100 réfugiés en quatre heures, entre 2 et 6 heures du matin, et 405 000 au total. Cela a été un cauchemar. On n’avait pas vu ça depuis la Nakba (exil des Palestiniens en 1948, chassés par l’armée israélienne - ndlr). Des familles ont perdu quinze, vingt proches, leurs maisons ont été complètement détruites. Nous parlons ici de meurtres de civils, qui n’avaient rien à voir avec les combats, et qui ont cependant été bombardés.
Pour la première fois, des hôpitaux ont été considérés comme des cibles légitimes par Israël. Des ambulances transportant des blessés ont directement été prises pour cible. Il en a été de même pour une unité de production d’électricité, plus de 400 usines, des réserves d’eau, qui ont été rasées. Les 2 millions d’habitants que compte Gaza n’étaient nulle part en sécurité, les civils ont été pour l’armée israélienne des cibles délibérées. Et pour la première fois, pendant 51 jours, Israël a eu l’autorisation de tuer, grâce à la complicité de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, des États-Unis, qui ont soutenu la « légitimité » de l’offensive israélienne contre Gaza. Le fait que l’on ne demande aucun compte de ses actes à Israël l’a poussé à agir de manière extrême, sachant que quoi que fasse l’armée israélienne, personne ne lui reprocherait quoi que ce soit.
Vous qui voyagez beaucoup, et avez reçu de nombreux prix en Europe et ailleurs dans le monde pour votre travail depuis vingt ans, comment expliquez-vous cette passivité de la communauté internationale lors de cette guerre ?
Le constat, c’est qu’Israël bénéficie d’une immunité totale. Le tournant, c’est le rapport Goldstone. (Le rapport de la mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le conflit à Gaza, dit rapport Goldstone, est un rapport rédigé à la demande du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur l’opération militaire israélienne Plomb durci de décembre 2008 et janvier 2009 contre la bande de Gaza et sur les tirs de roquettes et de missiles contre des localités civiles israéliennes par le Hamas et autres organisations palestiniennes. Lire ici l’un de nos articles - ndlr.) Si Israël avait dû rendre des comptes à ce moment-là, je suis sûr qu’il n’aurait pas recommencé. C’est du fait de cette véritable immunité qu’ils se permettent toutes ces choses horribles, comme le bombardement des tours d’habitations à la fin de la guerre.
Israël rétorque que ces habitations servaient à abriter des combattants et des armes, que le Hamas se servait des habitants comme de boucliers humains.
Des ONG étaient présentes, 850 journalistes étaient à Gaza, personne n’a confirmé cette histoire de boucliers humains, qui est pure fiction. J’ai parcouru Gaza pendant la guerre et il n’y avait rien de tel, de même qu’il n’y avait pas de combattants dans les habitations. Ils étaient au front et sous terre, pour affronter l’armée israélienne. Pour le reste, le PCHR a condamné sans ambiguïté les actes du Hamas, comme l’exécution extrajudiciaire de dix-huit personnes soupçonnées de collaborer avec Israël, et ce, pendant la guerre. Mais cette histoire de boucliers humains, c’est un grand mensonge, qu’utilise Israël comme une excuse pour justifier ses crimes. Et quand bien même il y aurait eu des boucliers humains, Israël n’a aucune légitimité pour tuer tous ces civils.
D’un autre côté, j’ai été très impressionné et fier de la résistance démontrée par les combattants palestiniens qui disposent, je pense, du soutien d’une large majorité des habitants de Gaza. Les combattants ont agi avec beaucoup de courage, et au moins, nous n’avons pas fait figure de « bonnes victimes » face aux forces occupantes israéliennes, qui commettaient leurs crimes au grand jour. Le résultat de cette occupation sanglante, nous l’avons vu tous les jours, en comptant les corps. Nous avons encore des corps sous les décombres, que nous n’avons pu dégager. Il y a eu des centaines de crimes de guerre durant cette offensive. Viser les civils, telle a été la politique choisie par Israël pour faire pression sur le Hamas sur le plan politique et militaire.
Pourquoi considérez-vous que le rapport Goldstone aurait dû être un tournant ?
Son contenu et ses conclusions ont été validés par les Nations unies au Conseil des droits de l’homme. Ce rapport était bon pour deux raisons : il présentait un calendrier précis, et les mécanismes d’implémentation. Sous six mois, Israël devait enquêter sur les individus suspectés d’avoir commis des crimes de guerre. Faute de quoi, le dossier israélien serait saisi par le Conseil de sécurité et par la Cour pénale internationale. C’était la première fois que l’on avait ainsi un véritable processus clair et transparent, qui demeure valide : ce n’est pas parce que Goldstone s’est renié qu’il en va de même pour les autres auteurs du rapport et pour les Nations unies.
Pourtant la procédure prévue par le rapport Goldstone n’est pas allée à son terme. Comment l’expliquez-vous ?
Encore une fois, parce qu’Israël bénéficie de l’immunité qui lui est conférée par l’Europe et les États-Unis. C’est notamment pour cela qu’Abou Mazen (Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne) n’a pas saisi la Cour pénale internationale. Or, c’est la démarche que nous devrions entreprendre. Mahmoud Abbas devrait envoyer au procureur de la Cour pénale internationale ne serait-ce qu’une page des rapports que nous lui avons transmis. Et il n’y a pas que les rapports sur les crimes commis pendant la dernière guerre, mais aussi sur la torture que les Israéliens pratiquent sur les prisonniers, sur le mur de l’apartheid en Cisjordanie, sur le siège de Gaza et ses conséquences humanitaires… En tant qu’avocats, nous avons réuni beaucoup de dossiers, et il faudrait maintenant les transmettre à la CPI.
Pourquoi Mahmoud Abbas ne le fait-il pas selon vous ? Parce qu’il ne trouve pas la démarche justifiée ou parce qu’il subit une pression incroyable de la part de l’Europe et des États-Unis ? Bien sûr, je n’essaie pas ici de trouver une excuse à son inaction, je pense que sa légitimité est nulle. C’est un président sans mandat depuis le 29 novembre 2012.
Pensez-vous cependant que la stratégie devant l’ONU, qui a consisté à faire reconnaître la Palestine comme le 194e État, avec le statut d’État non-membre, était la bonne ? Qu’a-t-elle concrètement apporté aux Palestiniens ?
C’est une bonne chose, notamment parce que cela nous a permis de signer et de ratifier le traité de Rome et le statut de la CPI. Nous pouvons aujourd’hui rejoindre toutes les organisations de l’ONU. C’était donc une étape importante.
À Gaza, les Palestiniens souffrent également de la division qui continue de régner entre le Hamas et le Fatah depuis 2007, malgré l’annonce du gouvernement d’union nationale. Pendant la guerre, certains membres du Fatah ont été assignés à résidence, et ceux qui ont tenté de sortir de chez eux se sont fait tirer dessus, dans les jambes...
(Il coupe.) Je ne connais pas de gens corrects appartenant au Fatah qui se soient fait tirer dessus de la sorte. Il s’est agi là de quelques cas isolés seulement, et non d’un phénomène généralisé. Bien sûr, c’est inacceptable, et nous avons condamné ces actions du Hamas comme les exécutions extrajudiciaires des supposés collaborateurs avec Israël.
De même, beaucoup de militants du Fatah ou du Front de la libération de la Palestine font état de torture à leur encontre de la part des forces de sécurité contrôlées par le Hamas. Ce phénomène-là s’est-il davantage généralisé ?
Je ne le dirais pas, pas en ce qui concerne l’année qui vient de s’écouler du moins.
La mémoire de ces agissements ne constitue donc pas selon vous un obstacle à la réunification interpalestinienne, qui n’est encore que virtuelle et qui dépend d’un accord sans réalité sur le terrain ?
Je ne le pense pas, surtout si vous comparez cela aux arrestations massives pratiquées par la police de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie de militants, dont certains du Hamas, et à la torture pratiquée au cours de la même période. Actes que nous avons documentés dans nos rapports mensuels. Songez tout de même que pas une manifestation en solidarité avec Gaza n’a été autorisée en Cisjordanie ! Et beaucoup d’arrestations ont eu lieu pendant les manifestations qui se sont néanmoins déroulées. Plusieurs de Palestiniens y ont été tués.
C’est d’autant plus regrettable que cette politique de la division ne sert qu’une seule partie : Israël, qui y a intérêt sur le plan stratégique. Y a-t-il pourtant une seule divergence d’opinion entre le Fatah et le Hamas concernant Nétanyahou ou sa politique, à propos de l’éviction des Palestiniens de Jérusalem, de la politique de colonisation, du mur, des confiscations de terres, du bombardement de Gaza ? Bien sûr que non. Tout cela est un non-sens.
En 2000, après l’échec de la réunion à Camp David, la mobilisation des partisans en Israël de la solution à deux États apparaissait encore comme importante. Ils sont beaucoup moins audibles aujourd’hui. Entretenez-vous toujours un dialogue constructif avec des militants israéliens ?
Il ne se passe pas un jour sans que je parle à un collègue israélien. Nous avons de formidables partenaires en Israël. Mais je dois bien admettre qu’ils sont très, très peu nombreux. Nous ne parlons plus d’un mouvement désormais, le « mouvement de la paix » a disparu.
Comment l’expliquez-vous ?
(Il soupire). La politique de la peur menée par ce gouvernement ne laisse pas beaucoup de place… Lieberman, Nétanyahou, nous avons le gouvernement israélien le plus à droite et le plus raciste de l’histoire. Nétanyahou veut le grand Israël, de la mer au Jourdain. Pour ces gens-là, nous n’existons pas.
Cette solution des deux États, beaucoup de Palestiniens n’y croient plus, en Cisjordanie notamment. Quelle est votre position ?
Cette solution n’est pas morte parce que nous ne voulons pas d’État, mais parce qu’Israël pratique une politique d’occupation sanglante ! Aujourd’hui, il faut qu’ils nous disent enfin ce qu’ils veulent ! Une solution à un État ? Pas de problème, c’était dans le mandat de l’OLP en 1965, nous le voulions ! Puis Olof Palme (dirigeant socialiste suédois et ancien ministre d’État, assassiné en 1986) est venu voir Arafat pour lui dire : « Non, non, non, ce sera la destruction de l’État d’Israël, il faut que vous reconnaissiez cet État et que vous établissiez votre État sur les frontières de 1967. » Arafat a dit d’accord, il a signé les accords d’Oslo, et depuis nous sommes foutus !
Que veut Israël, à la fin ? Ils ne peuvent pas nous effacer, nous existons, nous ne disparaîtrons jamais de cette partie du monde. Ils doivent nous dire : « Nous voulons cette solution, deux États, ou celle-ci, un État. » Un État, personnellement, cela ne me dérange pas. Même en étant citoyen de deuxième zone, il faut qu’ils nous reconnaissent enfin. Or aujourd’hui, ils veulent nous tuer, nous effacer !
Connaissez-vous un pays sur terre qui n’ait pas de frontières ? Israël ! Ils veulent la pureté de l’État juif, et dans leur esprit, nous sommes un obstacle à cette pureté, donc ils veulent se débarrasser de nous. Ma famille est ici depuis neuf siècles, et je n’ai même pas de nationalité, je suis officiellement « résident de Gaza ». Et qui décide du statut de mes papiers et de ma résidence ? Israël, et non l’autorité palestinienne.
Et après cela, les Israéliens veulent que nous soyons de « bonnes victimes » ? Non, nous ne sommes pas et ne serons jamais de « bonnes victimes ». Nous n’en avons pas le droit.
Le nouveau président Revlin est un partisan de la solution à un État, mais seulement pour Israël et la Cisjordanie…
Mais nous ne sommes pas au marché ! « Je veux un peu de patates, mais pas trop de concombres, un peu de Cisjordanie, mais pas de Gaza. » Nous sommes des personnes réelles, sur notre terre de naissance. Et Israël n’est pas plus fort que les Turcs, que nous avons eus pendant cinq siècles, ou que les Britanniques. Ce qu’ils commettent aujourd’hui constitue, sur le long terme, un suicide politique de première classe. Un jour, ils arrêteront leur politique impérialiste et coloniale, ils n’ont pas d’autre choix s’ils veulent faire partie du Proche-Orient sur le long terme. Ils finiront par reconnaître nos droits. Et nous nous battrons pour cela, des siècles encore s’il le faut.
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