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Israël : « Le débat sur l’annexion est une hypocrisie »

30 juin 2020 - Entretien, par Armin Arefi, Le Point

ENTRETIEN. Pour l’analyste Inès Abdel Razek, le rattachement de la Cisjordanie à Israël ne doit pas occulter les discriminations déjà en vigueur contre les Palestiniens.



Le compte à rebours est lancé. Mercredi 1er juillet prochain, Benyamin Netanyahou doit entamer l’annexion israélienne d’une partie de la Cisjordanie. Illégale au regard du droit international, cette promesse de campagne du Premier ministre israélien, désigné en mai à la tête d’un gouvernement d’union nationale, doit lui permettre de marquer définitivement l’histoire de son pays. Et de détourner l’attention de ses déboires judiciaires alors qu’il est sous le coup d’une triple inculpation pour corruption. Dans une interview la semaine dernière au Point, Matan Vilnai, ancien chef d’état-major adjoint de Tsahal, s’alarme des risques que cette décision unilatérale fait peser sur la sécurité de l’État hébreu. Mais quid des Palestiniens ?

Analyste politique franco-palestinienne, Inès Abdel Razek est également directrice du plaidoyer pour l’Institut palestinien de diplomatie publique (PIPD). Basée à Ramallah, en territoire palestinien, cette ONG indépendante vise à donner la parole aux Palestiniens à travers le monde. Dans un entretien au Point, cette ancienne collaboratrice de l’ONU et du cabinet de l’ancien Premier ministre palestinien Rami Hamdallah explique pourquoi l’annexion israélienne ne ferait qu’empirer le quotidien, déjà difficile, des Palestiniens. Et invite à sortir du « piège » de la solution à deux États.

Le Point : L’annexion va-t-elle changer le quotidien des Palestiniens ?

Inès Abdel Razek  : À mon sens, le débat sur l’annexion est une hypocrisie. L’annexion n’est pas une rupture, mais une continuité. Celle de l’occupation et de la colonisation israélienne, un régime institutionnalisé de discriminations basé sur qui on est. Aujourd’hui, un enfant qui naît palestinien n’a pas les mêmes droits que s’il naît israélien.

Qu’entendez-vous par là ?

En Cisjordanie et à Gaza, votre vie quotidienne dépend des permis délivrés par l’armée israélienne et des multiples barrages. Les Palestiniens ont des difficultés pour voyager et circuler, et même se marier avec qui bon leur semble. Ils sont soumis à la violence, latente et patente, de l’armée et des colons israéliens dans tous les aspects de leur vie. Depuis votre plus jeune âge, lorsque vous allez à l’école à Hébron ou à Jérusalem, tout est dominé par les institutions israéliennes. Pour se rendre à l’université, certains étudiants palestiniens doivent mettre des heures afin de traverser le mur (de séparation, NDLR), sous réserve, bien sûr, d’obtenir un permis de la part d’Israël. Ce régime de discriminations prend des aspects différents selon le fait que vous soyez un habitant de la Cisjordanie, de Jérusalem, de Gaza ou un réfugié. Il a fragmenté et déshumanisé les Palestiniens. Ainsi, l’annexion de la vallée du Jourdain va-t-elle accélérer une situation déjà en marche de dépossession de la terre, des ressources et des droits des Palestiniens. Elle sera désormais décomplexée car inscrite dans le droit permanent israélien.

L’annexion risque-t-elle d’enterrer définitivement la solution à deux États ?

La communauté internationale affirme que l’annexion ruinera les chances de paix et la possibilité des deux États sur les paramètres des frontières de 1967 (avant l’occupation de la Cisjordanie, NDLR). Or cela fait cinquante-trois ans qu’elle répète que l’occupation va miner la solution à deux États, comme elle l’a fait avec les colonies, les routes séparées entre colons israéliens et Palestiniens, puis la construction illégale du mur, qui ont consolidé de fait un régime d’apartheid. À mon sens, l’annexion n’est qu’une étape supplémentaire. Depuis une décennie, Israël est sur une trajectoire où il n’a jamais signé un document ni fait quoi que ce soit pour arriver réellement à la création de deux États. De fait, l’État hébreu a mené une politique visant à rendre une telle perspective impossible, et faire en sorte que l’occupation devienne permanente. Estimer que tout cela était fait pour être temporaire revient à ne pas connaître la situation sur le terrain.

La donne pourrait-elle changer si Benyamin Netanyahou cède son poste de Premier ministre à Benny Gantz dans 18 mois, comme cela est prévu ?

Tout cela est indépendant du pouvoir en place. Lorsque l’on regarde 1967 et les plans de colonisation israéliens, on se rend compte qu’ils prévoyaient de toute façon de s’emparer d’une partie de la Cisjordanie et de Gaza. En 1995, l’ancien Premier ministre Yitzhak Rabin va à la Knesset (parlement israélien, NDLR) pour justifier les accords d’Oslo et en plaçant comme condition l’annexion de blocs de colonies israéliennes en Cisjordanie ainsi qu’une frontière avec la Jordanie, autrement dit la vallée du Jourdain. Tout cela n’est pas arrivé avec la droite israélienne et Benyamin Netanyahou. Ces plans ont été également réalisés avec le Parti travailliste (gauche israélienne, NDLR). Le projet colonial était donc déjà en marche avant 1967 et, depuis 1948, de nombreuses lois, telles que la loi de 1952 sur « la propriété des absents » qui a nationalisé les biens de tous les Palestiniens réfugiés ou déplacés, ont mis en marche une dépossession systématique du peuple palestinien. C’est d’ailleurs un problème pour ce qu’il reste de la gauche israélienne, qui a du mal à se réconcilier avec cette idée.

À mon sens, ce prisme étatique – Israël d’un côté et un État palestinien de l’autre – est un piège.

Benyamin Netanyahou n’a-t-il réellement joué aucun rôle ?

En renforçant l’extrême droite et les colons au pouvoir, Benyamin Netanyahou a accéléré et quelque part désinhibé le discours et les pratiques pourtant condamnés par la communauté internationale, de sorte que les Israéliens font désormais moins attention sur la scène diplomatique, d’autant qu’ils bénéficient d’une fenêtre d’opportunité unique avec Donald Trump.

Le Premier ministre israélien ne s’est-il pas déclaré favorable à l’établissement d’un État palestinien lors d’un discours à l’université Bar-Ilan en 2009 ?

À mon sens, ce prisme étatique – Israël d’un côté et de l’autre un État palestinien – est un piège. Regardez les cartes : Gaza est aujourd’hui totalement marginalisée du reste de la Cisjordanie. Jérusalem est séparée des territoires occupés par un mur et la Cisjordanie est elle-même un gruyère, où les Palestiniens ne contrôlent que quelques îlots. Ainsi Benyamin Netanyahou est-il en train de redéfinir la solution à deux États, comme il l’a d’ailleurs confirmé dans une récente tribune au quotidien israélien Yedioth Aharonoth.

Mais le plan Trump n’évoque-t-il pas la perspective à terme d’un État palestinien ?

Ce plan est complètement contraire au droit international, ainsi qu’au droit à l’autodétermination des Palestiniens. Il légitimerait la réalité sur le terrain de bantoustans palestiniens entourés par Israël et d’une oppression que Trump souhaite justement redéfinir comme « la solution à deux États ».

D’après plusieurs sources, Netanyahou pourrait se contenter de n’annexer que certains blocs de colonies entourant Jérusalem pour limiter les condamnations internationales. Cette annexion a minima peut-elle changer la donne ?

Les Israéliens sont les champions du fait accompli. Au fil des années, ils ont grignoté les territoires palestiniens pour ensuite négocier avec eux le petit bout qui leur reste en les enfermant dans un prisme étatique et géographique qui met les Palestiniens sans cesse au pied du mur.

Les Palestiniens semblent, cette fois, bénéficier du soutien d’anciens hauts gradés israéliens selon lesquels une annexion unilatérale mettrait également en danger la sécurité de l’État d’Israël.

Lorsque vous analysez leurs arguments, vous vous rendez compte qu’ils restent dans le déni total du droit des Palestiniens à l’autodétermination et que leur thèse principale est de dire que le statu quo – insoutenable et d’une violence inouïe pour les Palestiniens – est tout à fait confortable pour les Israéliens qui contrôlent tout. Alors, à quoi bon annexer ?

Ils mettent également en garde Israël contre le risque d’un État binational où les Palestiniens seraient majoritaires.

La crainte d’un État binational fait en effet beaucoup plus peur aux Israéliens qu’aux Palestiniens, car elle mettrait à mal l’idée qu’Israël serait un État à majorité juive. Pourtant, ce n’est pas le processus de paix qui va nous permettre de nous acheminer vers deux États. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une réalité où un seul régime contrôle tout le territoire qui va de la mer Méditerranée au Jourdain. Il y contrôle toute la population, juive et palestinienne. La première est régie par le droit civil israélien, y compris dans les colonies de Cisjordanie, tandis que la seconde fait face à des lois militaires, ou alors discriminatoires pour les Palestiniens citoyens d’Israël (Arabes israéliens, NDLR). De fait, ce régime tend donc vers la suprématie et la discrimination raciale.

Israël n’est-il pas la seule démocratie au Moyen-Orient ?

C’est une démocratie uniquement pour sa population juive. Pour ce qui est des Palestiniens, on ne peut pas s’appeler démocratie et contrôler toute une population, en Cisjordanie et à Gaza, qui n’est pas représentée et ne jouit pas de ses droits fondamentaux. Même l’économie est coloniale. Avec l’expropriation des terres, le contrôle de l’eau, l’agriculture palestinienne est réduite comme peau de chagrin. Et les territoires palestiniens importent plus de 70 % de produits israéliens. À l’intérieur même d’Israël, les Palestiniens citoyens de ce pays ne sont pas égaux vis-à-vis des juifs israéliens, ce qui a été inscrit dans la loi constitutionnelle de l’État-nation votée en 2018. Ce sont des citoyens de seconde zone.

L’Autorité palestinienne paraît aujourd’hui totalement discréditée auprès de sa population

Le leadership palestinien qui a fait le pari de la solution à deux États se retrouve pris au piège dans un schéma où on lui dit, d’après le plan Trump, qu’il aura le contrôle de villes reliées entre elles par des tunnels moyennant compensation financière. Rendez-vous compte, les autorités palestiniennes successives ont tout essayé : la lutte armée, puis la lutte pacifique avec la solution à deux États et les négociations. Or rien n’a été fait pour que ces compromis soient mis en place. On leur a promis un État qui n’est jamais arrivé. Puis les Palestiniens sont allés le réclamer à l’ONU, en vain. Et, maintenant que l’Autorité palestinienne veut poursuivre les crimes de guerre israéliens devant la Cour pénale internationale (CPI), Benyamin Netanyahou accuse cette dernière de « pur antisémitisme ».

L’Autorité palestinienne a récemment rompu sa coopération sécuritaire avec Israël. Ce levier de pression peut-il s’avérer efficace ?

L’Autorité palestinienne ne dispose en réalité d’aucun levier de pression face à Israël et l’asymétrie de pouvoir est abyssale. Sa survie dépend du maintien du statu quo et du système de dépendance et de patronage d’Israël et de la communauté internationale. Le contrôle politique et sécuritaire qu’elle exerce sur la zone A (17 % de la Cisjordanie) dépend en fait du bon vouloir d’Israël. L’armée israélienne entre à Ramallah comme elle le souhaite. Personne n’est dupe. L’Autorité palestinienne n’est qu’un administrateur de services pour les Palestiniens dans les territoires occupés, sans réelle souveraineté.

L’annexion de la Cisjordanie pourrait-elle provoquer sa dissolution ?

Sa dissolution fait peur aux Israéliens, ainsi qu’à tous les Palestiniens qui dépendent économiquement de Ramallah. À mon sens, l’existence de l’Autorité palestinienne arrange en réalité Israël car elle permet de maintenir une illusion d’égalité entre les deux parties. Cette situation, que comprend la population, provoque une absence de confiance entre Ramallah et la société palestinienne. La véritable question est de savoir comment transformer l’organisation de libération de la Palestine (OLP, dont le Fatah, au pouvoir à Ramallah, est majoritaire, NDLR), qui est le représentant reconnu de tous les Palestiniens, afin qu’elle change de stratégie et refonde le projet national.

Et quelle devrait être, selon vous, cette stratégie ?

La question devrait être de savoir comment construire un futur pour que les Palestiniens soient libres et qu’avec les Israéliens ils puissent bénéficier de leurs droits fondamentaux. Que ce soit dans un État, deux États ou une confédération. Que l’on ne soit plus dans un régime colonial et d’apartheid. Pour cela, il faut sortir du mantra vidé de son sens qu’est le « processus de paix ». Mais il faut absolument sortir de cette dissonance cognitive selon laquelle, en cas d’abandon de l’annexion, Israël conserverait un caractère démocratique.

Pensez-vous que l’Europe peut jouer un rôle ?

Les alliés d’Israël n’ont jamais mis de pression sur lui, ni au niveau politique ni au niveau économique, afin de lui faire comprendre que, pour vraiment vivre en sécurité, il ne faut pas barricader un peuple. Malheureusement, toutes les mises en garde diplomatiques n’ont jamais été suivies d’action et ont conforté Israël dans le fait qu’il pouvait faire ce que bon lui semblait. Ainsi, le moment de l’annexion pourrait être saisi pour la communauté internationale pour réellement faire pression sur Israël et sortir du prisme politique du processus de paix et de la focalisation étatique. Il faut qu’Israël soit tenu pour responsable de ses actes et qu’il y ait un coût, car cela crée une énorme culture d’impunité dévastatrice. Et je dis cela pour le respect du droit international et l’intérêt des populations israéliennes et palestiniennes à avoir un avenir en commun sur le long terme.

Que veut aujourd’hui la jeunesse palestinienne ?

Les Palestiniens veulent aujourd’hui leur dignité et leurs droits. De pouvoir se rendre au bord de la mer à Jaffa (sud de Tel-Aviv). S’ils vivent à Jérusalem, de pouvoir se marier avec un habitant de Cisjordanie sans risquer d’en être expulsés. La jeunesse palestinienne est confrontée tous les jours aux soldats israéliens et aux colons. Au contraire, les Israéliens de la même génération n’ont souvent jamais vu un Palestinien de leur vie, sauf durant le service militaire. Pour les Palestiniens, la solution à deux États ou à un État ne veut plus rien dire. Ils veulent simplement avoir leurs droits collectifs en tant que peuple, la fin d’un régime colonial et des droits civiques égaux aux Israéliens, peu importe la configuration administrative.


Sur le site du Point

Visuel : Inès Abdel Razzek est directrice de plaidoyer pour l’Institut palestinien de diplomatie publique (PIPD). © DR




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