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Israël. Le coronavirus au secours de Nétanyahou

25 mars 2020 - Sylvain Cypel > 24 mars 2020, Orient XXI

Quel que soit son avenir, Benyamin Nétanyahou, dit « Bibi », restera comme une figure politique hors norme dans l’histoire d’Israël. La manière dont cet homme, qui semblait à terre, est parvenu à utiliser la propagation dans son pays du coronavirus à son propre bénéfice montre l’emprise qu’il a désormais sur la société juive israélienne.



Yossi Verter, chroniqueur politique du quotidien Haaretz dresse son bilan sur les trois semaines écoulées depuis les élections législatives du 2 mars : « Tenir son pays en otage, jouer sur la peur des citoyens, exploiter la crise du coronavirus à des fins d’extorsion politique, prêcher l’unité tout en semant la division et la haine, éroder la démocratie sous couvert de sécurité nationale » (1)… Rien moins.

De quoi s’agit-il ? Résumé des épisodes précédents.

Épisode 1. Dans les deux jours suivant le scrutin, Benyamin Nétanyahou clame victoire. Cela tient chez lui de l’habitude. Mais cette fois, il semble avoir raison. Après ses échecs aux deux élections législatives d’avril puis de septembre 2019 qui n’ont pas permis de dégager une majorité, son parti, le Likoud, obtient 3 sièges d’avance (36 contre 33) sur l’opposition de centre droit Bleu Blanc. « Bibi » assure qu’il formera très bientôt un gouvernement pour diriger de nouveau le pays. L’opinion le croit sauvé. Cet homme confronté à trois chefs d’accusation pour fraude, abus de confiance et corruption, et qui doit voir son procès s’ouvrir deux semaines plus tard, a réussi une fois de plus à se sortir d’affaire. La première loi qu’il fera voter par le Parlement lui garantira l’impunité tant qu’il restera premier ministre. Et le tour sera joué.

Le rôle de la Liste unifiée

Épisode 2. Patatras. Malgré la victoire du Likoud, il s’avère que la coalition fidèle à Nétanyahou ne recueille pas une majorité de 61 sièges (sur 120). Le procès de Bibi débute formellement, avant de se voir reporté de deux mois. Mais le président Reuven Rivlin demande à Benny Gantz, le patron du parti Bleu Blanc, de tenter de former un gouvernement. Celui-ci s’y attelle, et la Liste unifiée, qui défend les intérêts des Palestiniens citoyens israéliens (15 élus) s’engage à soutenir sa formation sans participer à la coalition si un accord est trouvé, et à voter au cas par cas ses projets de loi à l’avenir.

Épisode 3. Nétanyahou, dont le procès s’est ouvert le 17 mars, invoque le coronavirus pour… fermer le Parlement. Son président Yuli Edelstein, membre du Likoud, avalise. Le conseiller juridique du gouvernement Eyal Yinon fournit la nécessaire apparence de légalité. Le ministre de la justice Amir Ohana suit. Les trois hommes sont des affidés de Nétanyahou. Le Parlement ne pouvant plus se réunir, Nétanyahou préserve ainsi une de ses « marionnettes » à sa présidence. Surtout, il reporte tout risque de voir les nouveaux élus voter une loi proposée par Bleu Blanc selon laquelle une personne mise en examen ne saurait diriger le pays tant que dure la procédure judiciaire. Cette loi risquait d’être votée par la majorité du nouveau Parlement et aurait instantanément exclu le premier ministre du jeu politique.

Un coup d’État rampant

Pour la première fois, une majorité de membres d’un Parlement élu est empêchée d’agir par un gouvernement minoritaire. Pour la première fois aussi dans l’histoire du pays, les termes de « coup d’État rampant » sont prononcés ici et là. Mais Nétanyahou reste imperturbable. « Rien, pas même la crise du coronavirus, ne peut [le] changer », lance une autre chroniqueuse, Zehava Galon (2). Mais pourquoi donc le coronavirus aurait-il pu changer Nétanyahou ? La suite allait montrer qu’au contraire, il saurait au mieux faire usage de la pandémie.

Épisode 4. Dans sa campagne électorale, le général Gantz et son parti s’étaient engagés à ne « jamais » rejoindre un gouvernement sous la direction de Benyamin Nétanyahou. Une fois le Parlement fermé, le même Gantz déclare qu’il « n’y aura aucun gouvernement en Israël tant que la Knesset ne fonctionne pas, comme l’exige la démocratie ». Mais il change bientôt de musique du tout au tout. Le 20 mars, Bibi promulgue l’état d’urgence en Israël pour lutter contre le virus. Des députés s’offusquent : en cette situation, l’appareil d’État doit continuer de fonctionner. Les réunions parlementaires peuvent se tenir sur Skype ou d’autres plateformes. Mais un porte-voix de Nétanyahou, le ministre Zeev Elkin, rappelle que les règles du Parlement exigent la présence des députés. Circulez… Nétanyahou passe en force, impose la non-prise en compte d’un Parlement élu. Depuis, il est en roue libre, entouré de marionnettes à sa dévotion, décidant seul de tout, avec un gouvernement non issu des urnes, sans Parlement ni aucune autre forme de contre-pouvoir.

La capitulation du général Gantz

Épisode 5. Que fait, dès lors, le général Gantz, chef de l’« opposition » ? Il tourne complètement casaque, et accepte, contre tous ses engagements précédents, de participer à un gouvernement d’union nationale non seulement avec Nétanyahou, mais sous sa direction. Il a négocié un accord avec son adversaire pour lui laisser la direction du pays, à condition que Bibi lui abandonne son poste dans 18 mois. Stupeur en Israël. Le coronavirus a battu les électeurs israéliens à plate couture, et permis à Nétanyahou de continuer de régner. Il est décidément le politicien le plus dénué de scrupules qu’on puisse imaginer, mais il est aussi le plus madré. Ses adversaires font figure de nains. Le rédacteur en chef de Haaretz, Aluf Benn, s’étrangle d’indignation. Croire que dans 18 mois Nétanyahou laissera gentiment sa place à Gantz ? « Autant croire en la venue du Messie », écrit-il (3). Et d’ajouter que le nom du parti de Gantz ne doit plus être Bleu Blanc, mais « Drapeau blanc ». L’éditorial de son quotidien parle de « capitulation ».

On en est là. Nétanyahou, trois fois battu aux élections, est toujours en place, et son opposition apparaît plus que jamais incapable de se débarrasser de lui. Pourquoi Gantz a-t-il fini par craquer ? En réalité, l’échec en rase campagne de cet ex-chef d’état-major n’est pas aussi inexplicable qu’il paraît. Car s’il pouvait abattre Nétanyahou, il n’était pas réellement en mesure de former une coalition gouvernementale minoritaire bénéficiaire d’un soutien tacite du « parti arabe » (surnom de la Liste unifiée). Pas seulement parce qu’une partie des élus Bleu Blanc était hostile à la formation d’un gouvernement dont la majorité dépendrait de la bienveillance de ce parti. Mais aussi parce qu’un accord avec la Liste unifiée risquait d’exploser à chaque instant. Un exemple, celle-ci exigeait — c’était la moindre des choses de son point de vue — qu’un tel gouvernement revienne sur la fameuse loi ségrégationniste envers les Palestiniens intitulée « Loi sur l’État-nation du peuple juif ». Mais un grand nombre des élus Bleu Blanc avaient eux-mêmes voté cette loi.

Coopération contre la pandémie

De cette mascarade politicienne, en pleine crise du coronavirus, deux premiers enseignements se dégagent. Le premier est que le coronavirus ne connait ni frontières, ni nationalités ni ethnicités. De facto, Israël et le Hamas ont signé un officieux cessez-le-feu à Gaza, 7 000 Gazaouis ont été autorisés à rester en Israël pour continuer d’y travailler, dans des activités dites « vitales » pour l’économie du pays. Et en Cisjordanie, l’armée, qui s’inquiète du risque d’une large expansion de la pandémie dans les territoires palestiniens occupés, y « coopère sans faire trop de bruit avec l’Autorité palestinienne », note le spécialiste des affaires militaires Amos Harel (4). Elle a négocié en particulier les modalités d’entrée de 70 000 ouvriers palestiniens pour qu’ils poursuivent leurs activités en Israël ou dans les colonies, où leurs employeurs (dans la restauration, l’agriculture et certaines entreprises) devront les loger.

La seconde leçon tient à l’hyperpouvoir sans contrepoids que Nétanyahou s’est approprié grâce au coronavirus. Car, en s’appuyant sur les « règles de défense en état d’urgence » héritées du mandat britannique et transférées dès la création d’Israël dans son arsenal juridique, Nétanyahou a ordonné au Shin Bet (service de sécurité intérieure) de mettre son arsenal de traçage et d’espionnage de la population palestinienne occupée au service de la lutte anti-coronavirus. En d’autres termes, en dehors de tout contrôle des élus, les services spéciaux israéliens ont désormais accès à toutes les données disponibles sur téléphone, ordinateur, cartes bancaires, etc., de la totalité de la population israélienne. Cette décision, Nétanyahou l’a prise dans la nuit du 21 au 22 mars, non seulement sans informer les élus, mais sans réunion de son gouvernement. « Comme un voleur », disent ses détracteurs.

Espionner toute la population

Le Shin Bet a mis au point un dispositif gigantesque qu’il utilise depuis deux décennies pour espionner les Palestiniens. Il dispose d’immenses quantités de mégadonnées stockées en permanence dans ses ordinateurs. L’objectif est, évidemment, la « lutte contre le terrorisme ». Le Shin Bet est seul à disposer des moyens pour mener cet espionnage de toute une population hors de tout contrôle des autorités (justice et police). La police israélienne, par exemple, ne peut entreprendre des écoutes que pour 7 jours renouvelables et avec autorisation de la justice. Le Shin Bet n’est limité par aucune de ces contraintes. Son chef actuel, Nadav Argaman, a juré que les données personnelles des individus seraient uniquement étudiées pour la traque du coronavirus et que les informations recueillies sur chaque citoyen seraient détruites après quatre jours.

Mais ces précisions n’ont pas suffi à lever les craintes. « J’ai confiance en Argaman, mais pas en Nétanyahou » (5), s’est écrié un ex-numéro 2 du Shin Bet, Ram Ben-Barak (par ailleurs spécialiste du cyberespionnage) ! « On s’engage sur une pente très glissante », a estimé de son côté Ephraïm Halevy, ex-chef du Mossad. « On a entrouvert la porte. Mais c’est un précédent.[…] Beaucoup de pouvoir et d’autorité sont concentrés entre les mains d’une même personne. Aujourd’hui, il prend des mesures d’exception qui concernent le Shin Bet. Demain, il adoptera un budget au nom des mêmes lois d’urgence sans même un accord préalable de la commission des finances de la Knesset ? » (6).

En attendant, la commedia dell’arte se poursuit en Israël. Dimanche, la Cour suprême israélienne a donné raison à une pétition demandant que le Parlement puisse être réuni pour procéder à la désignation d’un nouveau président. Question pour celles et ceux que cela intéresse : quelle nouvelle parade notre « héros » trouvera-t-il pour se sortir de ce mauvais pas ?

Sylvain Cypel

(1) « Netanyahu’s Extorsion by coronavirus is by far most shameful and least forgivable offense », Haaretz, 22 mars 2020.
(2) « Nothing, not even the Coronavirus crisis, can change Netanyahu », Haaretz, 20 mars 2020.
(3) « Under coronavirus Emergency, Gantz surrenders unconditionally to Netanyahu Continued Role », Haaretz, 20 mars 2020.
(4) « Coronavirus Crisis Forces Israel and Palestinians to Stare into Same Ahyss », Haaretz, 21 mars 2020.
(5) Yossi Melman, « Concern grows in Israel over « Terrorist tracking » methods to keep Tabs on Coronavirus patients », Haaretz, 22 mars 2020.
(6) Ibid.


Sur le site d’Orient XXI

Visuel : Jérusalem, 23 mars 2020. — Manifestants devant le Parlement contre la décision de sa fermeture, et contre ce qu’ils décrivent comme « une atteinte à la démocratie israélienne » Menahem Kahana/AFP




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