Le directeur-général de B’Tselem, Hagai El-Ad, explique à Haaretz pourquoi des associations comme la sienne sont devenues la dernière forme de résistance israélienne à l’occupation, et comment il fait face au fait d’être qualifié de traître.
Malgré la répression croissante au sein de la société israélienne de toute réflexion sur l’occupation, Hagai El-Ad est devenu l’un des opposants les plus éminents et les plus déterminés à la situation actuelle.
Comme d’autres militants des droits de l’homme – tel que le Directeur Exécutif de Breaking the Silence, Avner Gvaryahu – El-Ad est aussi devenu pour la droite une cible mouvante. Ce processus reflète la détérioration de la situation, mais aussi l’affaiblissement de la plateforme politique menant la lutte contre l’occupation, le flambeau ayant été passé à des associations non politiques ou à des personnalités connues en leur sein.
Ce n’est plus B’Tselem ou « la gauche », c’est El-Ad qui est devenu la cible d’une campagne de haine qui ne peut être interprétée que comme un contrat ayant été mis sur sa tête.
Haaretz : Hagai, cette série d’entretiens porte sur la question de savoir si la gauche a perdu son combat contre l’occupation.
Hagai El-Ad : « La réponse brève, je crois, est non. La réponse détaillée : nous perdons du terrain tous les jours, mais ce n’est pas fini. Les associations des droits de l’homme se lèvent tous les matins, perdent, et continuent. Cela est l’éthique de cette lutte. Je crois vraiment qu’il y a une différence entre B’Tselem et l’Association pour les Droits Civiques en Israël, par exemple. Cette dernière doit exister à jamais. Nous – je n’étais pas là, mais ceci est la façon dont j’interprète l’histoire de l’association – nous sommes créés il y a 30 ans avec une philosophie d’existence transitoire. Nous avons supposé que la population juive d’Israël n’entendait pas suffisamment parler, à partir d’une source locale fiable, de ce nous étions en train de faire aux Palestiniens dans les territoires occupés. Nous avons cru que si nous avions fondé B’Tselem et que si elle s’acquittait de cette tâche, l’occupation prendrait fin – en mettant donc fin au travail de B’Tselem. Cette théorie a échoué. Je pense que l’insistance de B’Tselem à trouver des moyens d’ébranler la situation actuelle est très optimiste. »
El-Ad, 50 ans, est astrophysicien de formation et est devenu directeur général de B’Tselem juste avant la guerre de 2014 à Gaza (connue sous le nom d’Opération « Bordure Protectrice »). Confronté à une réalité de haine envers les Arabes et à la délégitimation de la gauche, il a acquis une position forte – certains diraient une plus radicale – qui a encouragé la pression internationale sur Israël et l’arrêt de la coopération avec des organismes israéliens telles que les Forces de Défense d’Israël et l’unité d’enquête de la police militaire.
Il s’est présenté deux fois devant le Conseil de Sécurité des NU – une initiative que les autres associations de gauche telle que la Paix Maintenant s’étaient abstenus de prendre – en utilisant ce forum pour condamner les crimes de l’occupation et pour appeler de façon explicite les organismes internationaux à agir contre Israël.
Haaretz : Pourquoi l’opinion israélienne n’a pas été convaincue de la justesse de votre démarche, dans la mesure où vous vous êtes tourné vers d’autres pays pour tente de faire changer Israël ?
Hagai El-Ad : « Les Israéliens ne veulent pas changer . Nous avons les droits, la position de supériorité, la puissance. Globalement, la vie ici est confortable, nous n’en payons presque pas le prix. »
Quel prix les Israéliens devraient-ils payer pour mettre fin à l’occupation ?
« Je pense que les coûts économiques futurs pourraient certainement être efficaces. »
Pensez-vous que ceci arrivera ?
« Je l’espère. Je suis plus optimiste sur le fait que ce coût viendra. Dans toutes les conversations confuses sur l’annexion, ce qui n’était pas confus c’était que davantage de voix à l’étranger – telles que celles de personnalités politiques américaines comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez – disent qu’il n’est plus possible de demander poliment à Israël de s’abstenir de faire certaines choses. Il y a quelques années, ceci aurait pu mettre fin à la carrière d’un homme politique. »
Il semble que non seulement El-Ad ne soit pas préoccupé par la saga de l’annexion, mais qu’il regrette que la question ait sombré sous la deuxième vague en Israël du coronavirus.
« Un des grands risques à l’heure actuelle est que la question de l’annexion soit retirée de la liste pour des raisons qui conviennent à Israël. Tous ceux qui ont fait des vagues ces dernières semaines pousseront un soupir de soulagement, en donnant peut-être une carotte ou deux comme prix de bonne conduite, et nous reviendrons à une normalisation accrue de la situation actuelle », déclare-t-il.
« Nous n’avons pas attendu jusqu’à ce qu’ils disent qu’ils annexeraient des parties de la Cisjordanie pour réclamer une action internationale. Nous n’avons pas cessé de le dire depuis 2016, en continuant de dire que de telles mesures sont nécessaires, indépendamment de ce que Israël pourrait faire à l’avenir ».
Haaretz : Quelles sont ces mesures ? Je me concentre délibérément sur les questions pratiques. Vous êtes celui qui dit que faire appel à la morale ne vous aide pas à faire vos courses à l’épicerie.
« Je ne répondrai pas à cette question. Je suis un expert de ce qui se passe dans les territoires, pas en relation bilatérales entre les Etats-Unis et Israël, ou entre l’Europe et Israël ».
Comment comptez-vous être efficace si vous ne faites que la moitié du chemin ?
« Est-ce que vous imaginez vraiment qu’il y ait quelqu’un qui siège à Bruxelles et que tout ce qui lui manque c’est une liste venant de B’Tselem avec toutes les choses qui doivent être faites ? Ils savent beaucoup mieux que moi l’influence dont ils disposent. Ce qui est nécessaire ce sont des décisions politiques prises à Berlin, Paris, Bruxelles et Washington ».
Soutenez-vous le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions ?
« Nous n’avons pas de position concernant le mouvement de BDS, et nous n’en aurons pas non plus ».
Pourquoi pas ? C’est un mouvement favorisant une lutte non-violente contre Israël, avec un discours qui est assez semblable au vôtre. Il serait naturel pour vous de coopérer avec lui.
« Nous consacrons nos efforts à faire pression sur les acteurs internationaux tels que les gouvernements, qui ont la responsabilité de sauvegarder les droits de l’homme - et certainement pas de collaborer à leur violation. Nous pensons évidement que toutes les initiatives législatives contre le BDS, ici et à l’étranger, sont insensées, mais nous ne dirons pas aux personnes ce qu’elles doivent faire ».
J’ai le sentiment que vous trouvez un moyen diplomatique de ne pas toucher cette patate chaude. Cela semble vous ennuyer de soutenir un mouvement qui parle comme vous mais qui est vilipendé par l’opinion publique israélienne.
« Je pense qu’il y a une idée fausse à notre sujet. Nous ne sommes pas un parti ou un mouvement de masse. B’Tselem n’est pas un mouvement ou un parti ayant pour but de mettre fin à l’occupation ; nous sommes une association de défense des droits de l’homme. Regardez notre compte-rendu. Dire que c’est une association de froussards n’est pas fondé sur la réalité ».
Selon El-Ad, les questions ou les réclamations qui sont faites à des organisations comme la sienne découlent du vide politique qui a été créé. « Qui sont ceux qui s’obstinent vraiment à faire entendre une voix peu flatteuse contre l’occupation ? Ce sont Breaking the Silence (Briser le Silence) et B’Tselem », précise-t-il. « Je pense que l’on nous pose ces questions parce que la vie politique israélienne est si anémique et dans un tel état de délabrement, et il n’y a ici aucune opposition à l’occupation ».
Y a-t-il jamais eu une telle opposition ?
« Je pense que oui. Dans les premiers stades de certains partis. Les gens du Meretz, par exemple ».
Et aujourd’hui il n’y en a pas ?
« Je n’en suis pas sûr. Je ne sais pas dans quel état se trouve ce parti ».
Les associations de défense des droits de l’homme, parmi lesquelles B’Tselem, n’ont finalement pas réussi à faire avancer la lutte contre l’occupation. Vous pensez également que la situation ne s’améliore pas, mais qu’elle se détériore.
« Je serais très heureux si B’Tselem pouvait mettre fin à l’occupation, mais je ne crois pas que, en fin de compte, ceci soit réaliste. Le gouvernement d’Israël est celui qui mettra fin à l’occupation. Nous devons conserver une position morale, en continuant à faire le bruit que nous ne cesserons de faire ».
Certains soutiennent que votre position invitant à exercer une pression extérieure sur Israël vous éloigne de la plupart des citoyens.
« Si quelqu’un avait une meilleure idée sur la manière de mettre fin à l’occupation, je serais heureux de l’accueillir. C’est une tâche urgente, qui attend depuis des années déjà, et ceci est le moyen concret, moral et non-violent que nous avons défini pour y parvenir ».
Une autre raison pour laquelle El-Ad ne s’inquiète pas des déclarations d’annexion est qu’il pense que l’annexion est déjà là, certains mettant déjà en garde contre celle-ci, en en ayant accepté, en fait, les principes.
« La vérité est que nous avons déjà annexé les territoires il y a longtemps, et la grande majorité des Juifs d’Israël vivent en paix avec cela », déclare-t-il. « Je pense à nous et aux Palestiniens, et je vois en tête la photo de George Floyd. Nous avons le genou sur leur cou tout en nous disputant avec nous-mêmes sur la manière dont nous souhaitons continuer à agir ainsi."
La solution à deux états est-elle morte ?
« Je pense que c’est surtout une distraction par rapport à la réalité des choses. Tout le monde est favorable à une solution à deux états, mais qu’est-ce que les gens entendent par cela ? Il y a eu des négociations pendant quelque 20 ans, n’est-ce pas ? Mais qu’est-il arrivé à la réalité entre-temps ? Nous avons plus que triplé le nombre de colons, en créant sur le terrain de plus en plus de faits accomplis. Entre-temps, nous avons eu quelques « rounds » supplémentaires à Gaza, en tuant quelques milliers de Palestiniens. Nous avons le pied sur leur gorge, en nous disputant entre nous sur la manière de faire ».
Il ajoute que la déclaration publiée par le mouvement des Commandants pour la Sécurité d’Israël « ne dit pas que nous devons cesser d’opprimer les Palestiniens, que ceci est intolérable, que ceci est immoral. Leurs annonces disent à l’opinion publique juive que nous n’avons pas besoin de ce casse-tête. Nous contrôlons toute la région et nous y faisons ce que nous voulons, pénétrant à Ramallah et en sortant à volonté ; l’Autorité Palestinienne s’occupe de tout pour nous, et nous ne payons pas le prix pour tout ceci. Donc pourquoi avons-nous besoin de l’annexion ? »
« Il est aussi intolérable que ce mouvement soit présenté comme étant de gauche. Je pense que c’est un grand mensonge. Ils acceptent le fait que les Juifs gèrent les affaires des Palestiniens ; ils veulent ceci, mais ils ne le disent pas si explicitement car ils sont apparemment libéraux ».
De temps en temps, quand El-Ad fait ou dit quelque chose de particulièrement critique – telle qu’être présent aux NU, ou quand la droite le traite d’« ennemi de l’intérieur » qui peut être utilisé à des fins politiques – il doit faire face au côté moins agréable d’être un nom très connu.
Qu’est-ce qui vous arrive dans des moments comme celui-ci ?
« Toutes sortes de commentaires inutiles. « Venez me photographier » , en référence à nos cameras. Ou me traiter de traître ».
Et quand il vous traitent de traître, quel effet émotionnel cela a-t-il ?
« Le plus grand problème que cela me cause c’est la légitimation de la violence. Nous savons tous ce que l’on est censé faire des traîtres. Ce n’est pas seulement les vilipender ; on les pend à un réverbère ».
Hormis les menaces de mort, que ressentez-vous quand des gens disent que vous êtes fidèle à quelqu’un d’autre, non à votre peuple. Ou quand vous êtes accusé de tromperie, d’abandon ?
« Si les valeurs dont nous parlons comprennent la domination juive sur les Palestiniens – oui, je suis traître à cette opinion. Et si ce que je trahis c’est l’acceptation ininterrompue de l’oppression comme quelque chose de normal et de convenable, alors oui, cela je le trahis. Il y a un ensemble de valeurs que je suis fier de trahir ».
Le sang-froid que l’on vous attribue, le fait que vous ne soyez pas tendu lors d’étapes dramatiques ou que vous ne seriez pas votre calme quand on vous attaque sur tous les fronts – cela demande un certain détachement.
« Mes activités ne portent pas vraiment sur le fait de garder la tête froide. Elles découlent d’un lien très émotionnel avec ce qui se passe ici, avec ce que nous faisons et avec la signification de ces choses. Vous savez, ma voix s’est brisée quand nous avons parlé précédemment de l’Opération Bordure Protectrice – pas pour la première fois, sans doute pas pour la dernière. Je crois que l’une des tragédies qui a porté un coup aux droits de l’homme, est que la question est devenue très aliénante. Elle est perçue comme quelque chose de réservée aux experts, aux avocats ».
Vous connaissez sans doute le cliché selon lequel les gens de gauche aiment l’humanité mais détestent les gens. Je pense que ceci est le sentiment populaire à propos de votre association.
« D’accord. Je parle de domaines où les choses sont davantage sous notre contrôle : comment nous formulons les choses, comment nous pensons. Je pense que l’usage excessif de termes juridiques quand l’on parle des droits de l’homme a contribué à cette aliénation. »
« L’injustice est une chose que les gens savent reconnaître de façon instinctive. Nous avons ce qui se passe quand quelqu’un est atteint par le tir d’un tireur d’élite à 300 m de distance à la frontière avec Gaza, et qu’ensuite cette personne n’est pas autorisée à sortir de Gaza pour des soins médicaux, lui faisant perdre sa jambe et rester handicapé à vie ».
La détresse des Israéliens suscite-t-elle aussi en vous de telles émotions ? Ou bien les souffrances des Palestiniens sont elles si grandes qu’elles ne sont pas comparables ?
« Vous pouvez ressentir des émotions à propos de certaines choses sans les comparer. J’ai ressenti une très grande émotion pendant les manifestations (pour la justice sociale) de 2011. Vous preniez part à une manifestation et il y avait là beaucoup d’optimisme, une grande énergie. Ou le défilé Pride à Jérusalem qui a démarré quand j’étais président de la Maison Ouverte (une association de LGBT). C’était effrayant mais excitant ».
Y a-t-il eu un moment dans votre fonction actuelle où vous ayez eu peur ?
« L’Opération Bordure Protectrice m’a effrayé. Nous avons tué à Gaza 500 enfants palestiniens, et les gens en Israël vivent en paix avec cela. Si vous m’aviez demandé quelques années auparavant si une telle chose pouvait se produire ici sans que la terre ne tremble, je vous aurais dit que vous exagériez, que vous étiez trop pessimiste. C’est horrifiant, car qu’est-ce que ceci dit sur ce qui pourrait arriver à l’avenir » ?
L’occupation cessera-t-elle un jour ?
« Je l’espère. C’est très difficile de l’imaginer, mais il est difficile aussi d’imaginer que cette situation puisse continuer pendant 50 autres années, parce que je sais combien d’horreurs ceci va impliquer. »
« Il y a une décennie, Joe Biden, qui était à l’époque vice-président des E.U., a déclaré à Tel Aviv que le statu quo n’était pas durable. Depuis lors, il semble avoir été tout à fait durable – en continuant peut-être pendant de nombreuses années. Le degré de sophistication atteint par Israël dans le contrôle des Palestiniens, sans en payer le prix, est très élevé. Un membre d’une délégation sud-africaine qui est venu ici quand je faisais partie de l’Association pour les Droits Civiques en Israël a déclaré que si les Afrikaners avaient traité les Noirs de la façon dont les Israéliens traitent les Palestiniens, le régime d’apartheid existerait encore à ce jour ».
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT prisonniers de l’AFPS
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