Plateforme des ONG Françaises pour la Palestine

Gaza, entre guerre et blocus

28 janvier 2020 - Nesma Jaber dans Le Monde Arabe

J’ai vécu trois guerres et neuf ans sous blocus, à Gaza, entre 2007 et 2016. La première guerre, déclenchée à la fin de l’année 2008, a été la plus dure pour moi. Depuis que j’étais toute petite, nous avions toujours vécu les bombardements et les invasions. Mais c’était la première fois que ma génération vivait une guerre sur tous les fronts, terrestre, maritime et aérien à la fois.

Dernier moment

Je me souviens qu’avec toute ma famille, nous dormions par terre, dans le salon, pensant que c’était, au cœur de la maison, la pièce la plus sûre. Chacun de nous restait sur son matelas. Nous nous parlions, écoutions la radio, essayions de dormir sous le bombardement continu. Et quand les frappes s’approchaient, nous nous rassemblions dans un coin du salon. Tout ce que nous souhaitions, à ce moment-là, c’était d’être ensemble – si nous devions mourir, au moins nous mourrions ensemble, se disions-nous. Quelque part, nous traversions la mort. Nous savions qu’il n’y avait rien à faire. Nous abandonnions. En fermant les yeux, nous attendions le dernier moment de nos vies.

Je me souviens très bien de ce moment où je me suis tenue, devant l’armoire, pour choisir ce que je pouvais prendre dans un sac à dos. C’était en janvier 2009, pendant l’offensive terrestre contre Gaza. Quand les chars ont commencé à s’approcher de notre région, mon père nous a demandé de nous préparer à quitter la maison à tout moment. J’ai tassé dans mon sac quelques lettres, mes textes, mon album photo, mes certificats, mon passeport, mon ordinateur portable et mon téléphone mobile… Je ne sais pas pourquoi j’ai voulu prendre ce sac au moment où je ne savais pas si l’on survivrait ou non. Comment et pourquoi me suis-je accrochée à la vie en attendant la mort ?

Portable en silencieux

Pendant que j’étais à Gaza, je nourrissais un grand espoir : je me disais que, quand je sortirai du territoire, je profiterais de la vie. Cet espoir a péri en France, dès le moment où j’ai réalisé que rien ne pouvait plus m’étonner. Toute l’Europe était devant moi, avec tout ce qui m’avait manqué durant mes vingt-sept années : la liberté de déplacement, l’opportunité de découverte du monde, la liberté de décision…

Lire aussi :« Grande marche du retour » à Gaza : portraits d’une jeunesse éprise de liberté

Tout est à présent devant moi. Pourtant, Gaza demeure toujours « derrière » moi. C’est un lourd fardeau qui m’empêche d’avancer. C’est ça, le blocus ; c’est ça, la guerre. Sortir de Gaza, de la prison à ciel ouvert, pour découvrir une autre prison, plus grande encore, nichée au fond de soi… Exhumer une culpabilité profonde en son for intérieur, en repensant aux personnes laissées derrière soi… Se rappeler ses parents, chaque fois que l’on se lave les mains, avec de l’eau chaude qu’ils n’ont pas… Se passer des images sombres, celles de visages familiers, dans sa mémoire, pour tenter d’accrocher certains détails, parce que le dernier « au revoir » était sans lumière, sans électricité…

Le blocus, c’est de ne pas pouvoir récupérer son pull préféré, oublié sur un lit il y a quatre ans ; le blocus, c’est de ne pas avoir un endroit où aller pendant les vacances et les fêtes. La guerre, c’est d’abandonner les soirées toujours tôt, parce qu’on ne peut plus s’amuser ; la guerre, c’est d’avoir son portable en mode silencieux, tout le temps, de peur de recevoir de mauvaises nouvelles de sa famille. La guerre, c’est d’avoir peur chaque fois que le tonnerre se fait t’entendre, qui te rappelle sournoisement les bombardements…

Je me sens coupable

Pendant un certain temps, j’ai pensé que j’aurais pu tout oublier, que jamais je ne pourrais souffrir d’aucun traumatisme. J’avais tort. À chaque fois que je perçois le bruit des avions, dans le ciel français, je sens une grande peur monter dans mon cœur – tandis qu’à Gaza, pendant la guerre, ils ne m’effrayaient pas. J’ai alors compris que la guerre était gravée dans ma mémoire, et que l’on ne peut pas oublier la souffrance, même onze ans après.

Nous, les Gazaouis sortis du territoire palestinien, sentons que nous sommes différents des autres. Nous ne sommes pas « normaux ». Nous avons perdu notre capacité à profiter de la vie. Un de mes amis m’a dit un jour que l’on devrait suivre une thérapie avant de commencer une nouvelle vie. J’y ai pensé pendant très longtemps. Avais-je besoin d’un traitement avant d’être projetée dans cette « vraie » vie ? Je n’étais pas capable de me débarrasser de ce cauchemar – toujours pas, d’ailleurs. Je me demandais ce que les médecins ou psychologues pouvaient faire pour moi. Peuvent-ils mettre fin à la guerre ? ramener l’électricité ? ouvrir les frontières ? amener mes parents en France ? nous créer un pays ? réveiller ma jeunesse ?

Je ne suis pas prête à entendre ces mots sur la patience, l’adaptation, l’espoir, la résistance. Je ne veux plus de l’illusion. Chaque fois que je sors un peu de la déprime, je me sens coupable envers ceux qui restent à Gaza, entre guerre et blocus.

Lire aussi : Allers simples pour Gaza

Nesma Jaber

Nesma Jaber est une écrivaine palestinienne. Elle vit à Paris, depuis 2015, où elle a obtenu un Master en création littéraire et un Master en management et communication des organisations. Elle est l’auteure du livre Les enfants de l’arc-en-ciel, une pièce de théâtre pour les enfants, publié à Gaza en 2011.


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