L’écrivaine palestinienne Nesma Jaber s’est entretenue avec plusieurs Gazaouis, certains restés là-bas, d’autres partis.
Quand on quitte Gaza pour travailler, étudier ou tout simplement chercher une vie meilleure – ou juste « une vie » -, on sait déjà qu’un long voyage nous attend. Un voyage peut-être sans retour. Ceux et celles qui sortent de cette prison à ciel ouvert adressent leurs au revoir à leurs familles et amis, comme s’ils partaient vers la mort. Avec un seul privilège : la chance d’un dernier adieu !
D’un monde étroit et figé à un autre ouvert, grand et accéléré, on démarre une nouvelle vie en dehors de Gaza assiégée, une vie séparée de la première. Une nouvelle existence qui n’est pas une extension de la précédente mais une « autre ». Les seuls liens qui résistent sont les souvenirs, tout le reste n’est que virtualité, tout ce qui parvient à traverser nos écrans de téléphones et d’ordinateurs, comme une impression que ce monde d’où l’on vient n’est que fable ou illusion. Un monde éloigné injoignable.
Lorsque l’on parvient à avoir l’autorisation de quitter Gaza, il faut compter des mois pour y parvenir réellement. Chaque Gazaoui ayant vécu l’expérience du passage aux frontières semble avoir une histoire singulière à raconter, entre insultes et violences. Si bien que ces conditions difficiles, parfois impossibles, de voyage amènent les Gazaouis à ne jamais envisager de nouvelles visites à Gaza.
Toutefois, plusieurs Palestiniens ont osé prendre le risque de se rendre à Gaza après de nombreuses années de séparation. C’est notamment le cas de Doaa Althathini, doctorante à l’université de Plymouth au Royaume-Uni.
En apprenant que le passage était devenu plus aisé à l’été 2019, elle a pris la décision de s’y rendre, peu importe le prix alors demandé. Cela faisait quatre ans que Doaa avait quitté Gaza ; elle était sortie par le passage à la frontière d’Erez. Elle était donc autorisée à rentrer à Gaza par ce même passage, réservé à ceux et celles l’ayant déjà emprunté. Après cinq jours d’attente en Jordanie, le temps que le passage d’Erez s’ouvre, Dooa a pu rentrer dans Gaza le 28 juillet 2019.
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« J’étais si heureuse d’arriver à Gaza et de voir ma famille qui m’attendait à l’autre côté du passage. Je ne croyais pas que j’étais enfin à Gaza. C’était incroyable ! Dès que j’ai fait le premier pas dans Gaza, j’ai commencé à avoir peur. « Je suis en prison ! » me suis-je dit. Je doutais de ma décision de rentrer et je ne cessais de me demander si je pourrais vraiment sortir à nouveau de l’enclave. A la maison, j’ai rencontré pour la première fois mon beau-frère et à ma belle-sœur ; ma sœur et mon frère s’étaient mariés en mon absence… Mes neveux, que j’avais laissés trop petits, avaient beaucoup grandi. J’ai aussi fait la connaissance de quatre neveux qui étaient nés durant ces quatre années. Ma famille avait fait de nouvelles décorations dans notre maison. Je l’ai trouvée un peu changée. Je me sentais, au début, étrangère, ou comme une invitée… Quelques jours après, je me sentais plus à l’aise à la maison. »
Doaa fut ravie de cette visite. Elle a notamment remarqué que Gaza était devenue plus ouverte. Un grand nombre de filles avaient décidé de ne pas porter le voile, et certaines d’entre elles, de plus en plus, occupaient des postes de caissières dans les magasins, ce qui n’est jamais vraiment accepté socialement. Des filles fumaient le narguilé, assise en terrasses, et certaines pratiquaient à présent des sports comme la natation.
Doaa fut également impressionnée par le Capital Mall, un nouveau centre commercial avec un étage réservé à la restauration où les gens passent de bons moments, dans de luxueux restaurants en bord de plage – malgré la hausse des prix… Ce que Doaa appréciait le plus à Gaza ? Cette vie sociale sans précédent pour elle. Même si d’un autre côté, cette visite de deux mois l’a conforté dans l’idée que Gaza n’était plus un endroit habitable, et qu’un retour définitif là-bas ne pouvait être envisagé.
Les Gazaouis restent prisonniers de la pauvreté et du chômage. Ils n’ont toujours pas le minimum requis pour une vie quotidienne décente. Les membres de l’entourage de Doaa sont majoritairement sans emploi, et même ceux qui travaillaient avant son départ demeuraient à la recherche d’un boulot lorsqu’elle est revenue.
Sa famille est à l’image de la population de la bande de Gaza. En effet, 54 % de la population dans la bande de Gaza vit actuellement en-dessous du seuil de pauvreté et le taux de chômage atteignait en janvier 2020 un taux de 52 %. Ce qui en fait la ville avec l’un des taux les plus élevés au monde, comme l’indique le nouveau rapport Espace de la mort, publié en janvier 2020 par l’Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’Homme, documentant la dégradation de la vie à Gaza après quatorze années de blocus.
Pour les Gazaouis qui sortent de leur territoire, les restrictions sur ce qu’ils peuvent emporter avec eux sont devenus banalités. Il est par exemple interdit de prendre du maquillage, de la nourriture, des chargeurs de téléphone portable, tous les appareils électriques et électroniques et, depuis peu, plus de deux paires de chaussures… Doaa, comme n’importe quelle doctorante travaillant sur sa thèse, avait apporté avec elle son ordinateur portable. Sans savoir qu’il était strictement interdit de faire sortir des appareils électroniques – à part les téléphones portables – par Erez.
Elle se vit donc dans l’obligation d’envoyer son ordinateur à Amman, chez des proches. Et attendit l’obtention de son permis de sortie par Erez. Qui ne vint pas. Elle dut donc débourser 800 dollars afin de sortir par le passage de Rafah – tout en se sentant coupable de pouvoir s’échapper si rapidement, quand d’autres davantage dans le besoin se voyaient dans l’obligation d’attendre. Après toutes ces péripéties, ne lui restait que le problème de l’ordinateur à régler, avant de sortir par l’Egypte. La seule solution qui se présentait à elle était de prendre un vol avec escale à Amman afin qu’elle puisse récupérer son précieux appareil.
Adham, un ingénieur informaticien qui travaille en Jordanie, resta bloqué dans Gaza durant deux années, entre 2016 et 2018. Malgré cela, il s’est de nouveau risqué à visiter Gaza, un an et demi après son précédent voyage. Il veut croire que son travail à l’étranger n’est qu’un pas vers le changement, qui peut sortir en partie sa famille et sa société de la misère gazaouie. Adham est l’un des rares jeunes Gazaouis qui ne souhaite pas poursuivre sa vie en exil. Il veut retourner chez lui dans quelques années.
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« Gaza est fatiguée. Ses habitants également, dit-il. Ce qui me rend triste, c’est que le temps n’a aucune valeur là-bas. La vie est dans l’impasse. Oui, elle n’avance pas. Les gens ne font que gaspiller leurs journées. Gaza est une grande prison où ses prisonniers se sentent condamnés à perpétuité. Avec le temps, ils ont accepté et se sont familiarisés avec cette réalité. C’est vrai, on les trouve souriant mais au fond, ils sont pleins de misère et de désespoir. Les gens à Gaza deviennent passifs. Ils n’ont plus d’objectifs ou de plans pour le futur ; les portes vers une vie meilleure restent strictement fermées. Je suis désolé parce que je me sens impuissant. Ils ont accepté de survivre avec le strict minimum et ils ont oublié de vivre ».
Depuis qu’Abdallah Rabah, un ingénieur qui travaille dans le secteur de l’aménagement urbain en France, est sorti de Gaza en 2013, il n’a jamais pu y retourner. Jusqu’à cet été où, comme dans un songe, il a réussi à rentrer dans la bande de Gaza. Abdallah a pourtant l’air contrarié lorsqu’il évoque de sa visite. Il en parle brièvement. Il semble que cette expérience ait été très dure, émotionnellement, pour lui.
« Je n’y crois toujours pas ! J’ai pu aller à Gaza. C’était comme un rêve et cela restera toujours un rêve… Je me suis senti très triste pour les jeunes et les enfants dans ma ville… Les jeunes que j’ai trouvés sans avancement six ans après ma sortie de Gaza, sans aucun changement comme si la roue du temps n’avait pas tourné à Gaza… Les enfants qui n’ont pas le minimum de leurs droits, dont le futur est sombre et incertain… Oui, j’étais très heureux quand j’ai vu ma famille, mes amis et ma ville, mais ce bonheur s’est rapidement transformé en chagrin à la fin de mon séjour, au moment de dire au revoir. Je ne sais pas s’il y aura une prochaine rencontre », regrette-t-il.
Le blocus imposé autour de la bande de Gaza a réduit les ambitions des habitants au pain, à l’eau et à l’électricité. Il n’a pas simplement entraîné des coupures de courant, l’interruption de la distribution de médicaments, la fermeture de tous les points de passage, les violations du droit à une libre circulation, l’insécurité alimentaire, la pauvreté, le chômage, la séparation des familles… Il n’affecte pas uniquement la vie quotidienne et le futur des habitants, il est aussi devenu une partie intégrante de la composition psychologique des êtres humains vivant à Gaza. Dont une génération entière, la plus jeune, ne croit pas qu’il peut y avoir un lieu dans ce monde où l’électricité est disponible sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Des enfants se sont habitués à cacher leur crainte des bombardements, parce que ces derniers sont censés être « une partie » de leur quotidien. Cette génération entière de jeunes qui ne connaît pas « l’autre ». Ils n’imaginent même pas qu’à l’extérieur de Gaza, il puisse y avoir des gens différents d’eux, avec d’autres religions, traditions, croyances, modes de vie, etc. A côté d’eux, les enfants de la diaspora ne croient pas qu’ils verront un jour leurs grands-parents restés à Gaza, et que la mer, là-bas, est la même Méditerranée qu’ils ont déjà vue depuis un autre coin du monde. Ces jeunes ont échappé au blocus en voyageant mais se retrouvent tout de même affectés.
On peut assimiler la vie gazaouie à une vie d’urgence à durée indéterminée. Là-bas, on a le sentiment que l’on est dans un état permanent d’urgence et de stress. Pourtant, tout ce que l’on veut, c’est vivre pacifiquement, sans crainte de l’avenir.
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Nesma Jaber est une écrivaine palestinienne. Elle vit à Paris, depuis 2015, où elle a obtenu un Master en création littéraire et un Master en management et communication des organisations. Elle est l’auteure du livre Les enfants de l’arc-en-ciel, une pièce de théâtre pour les enfants, publié à Gaza en 2011.
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