« Je vois Gaza comme une prison, dans laquelle des souris se débattent, qui a, tout à coup, été ouverte. »
J’entends toujours la même réponse. « Surtout ne pense jamais à rentrer, même juste pour une visite », à chaque fois que je prononce un « Tu me manques » ou « J’aimerais bien rendre visite à ma famille à Gaza ». Ils me disent aussi que Gaza est totalement détruite, que la vie devient de plus en plus intenable ; ils me parlent, parfois, comme si je ne connaissais pas la situation dans ma propre ville ou comme si ça faisait dix ans que je n’y étais pas allée ; ils jurent que chaque mois compte et que la situation est de pire en pire. Cela me fait imaginer Gaza comme une vielle dame inoubliable dont on peut remarquer les nouvelles rides sur son visage, chaque matin, et pour qui chaque jour compte effectivement.
Malgré tout, je reste en contact permanent avec mes amis proches à Gaza. Je ne veux pas m’éloigner des personnes que j’aime et surtout de ceux qui m’aiment ; je ne veux pas que le temps construise des barrières entre mes amis et moi, ni que la communication soit difficile plus tard.
C’est difficile, tout de même, de leur parler. J’entends toujours ce que j’évite de savoir. Ces conversations me font me sentir comme une évadée de prison, ou comme la rescapée d’un naufrage qui a tout laissé derrière elle, sans s’inquiéter des autres. Je suis triste parce que leur parler m’amène en arrière et m’oblige à me remémorer mes souvenirs les plus durs. Je ne peux plus m’amuser normalement dans ma vie. Je pourrai plus jamais.
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Sans exception, sans exagération, tout le monde veut partir, sans retour. La petite avant le grand et le gamin après la vieillarde. Ils veulent tous s’enfuir et voyager. Soit partir, soit mourir ; il n’y a pas de troisième choix. Certains font le rêve optimiste que le soleil se lèvera dès le premier pas en-dehors de Gaza ; d’autres sont plus réalistes : ils savent que la vie en exil n’est jamais facile. Même s’ils sont convaincus qu’il n’y a pas d’enfer après Gaza. Ils semblent indifférents. En route pour l’exil, le grand inconnu, ils mettent leur vie en danger.
Beaucoup de mes amis me demandent constamment comment ils peuvent partir et si je peux les aider. Je n’aime pas leur dire que sortir est l’étape la plus facile et que la vraie difficulté commence juste après. Je ne leur dis pas qu’un long trajet attend les fugueurs. Ça ne sert à rien de l’expliquer aux personnes qui sont prêtes à mourir mais pas à rester dans Gaza.
Un grand nombre d’entre eux ont réussi à sortir de Gaza pour leurs études, travail, et même… pour rien. Je me sens mal à chaque fois que j’apprends que quelqu’un a pu s’enfuir. Je suis heureuse pour eux parce qu’ils y sont arrivés, mais cette situation me crée des angoisses. Car je n’ai pas anticipé que l’on parte tous. Qu’arrivera-t-il à ceux qui restent ? Nos familles ? Nos proches ? Nos amis et voisins ? Je crois toujours à cette corrélation : plus il y a de personnes quittant Gaza, plus notre possibilité d’y retourner augmente. Je n’ai pas prévu de ne jamais rentrer.
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Je vois Gaza comme une prison, dans laquelle des souris se débattent, qui a, tout à coup, été ouverte. Et ces souris en sortent, l’une après l’autre, direction le ciel. Elles ne savent pas voler et elles n’ont pas de destination précise, mais elles sont très furieuses et ont soif de liberté. Au point qu’elles réussissent à apprendre rapidement. Elles deviennent des souris ailées mais jamais ne deviendront de vrais oiseaux.
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Jamais ceux qui ont appris à voler ne reviennent en prison. Je les vois comme des ambassadeurs de leurs familles et de leurs sociétés, qui ont, quant à elles, un avenir incertain. Qu’arriva-t-il à cette ville ? Qui y restera ? Personne ne le sait ; je ne demande à personne.
J’essaie, autant que possible, d’éviter de voir les Gazaouis en France, ou ceux qui résident dans d’autres pays et viennent visiter Paris. Je ne déteste pas les rencontrer, mais j’ai horreur de ce tremblement qui m’afflige intérieurement lorsque je suis avec eux. Les dialogues se répètent, quelle que soit la personne, le pays de sa fuite, la raison de son voyage. La même peur nous parcourt : « Où irai-je après la fin de mon titre de séjour ? » Nous ne savons pas où partir. Nous n’avons aucun endroit où aller.
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Nous, les Gazaouis, avons la même expérience malgré les différences d’âge, le pays d’accueil, les motifs de notre fuite. Cela m’a rassuré que cette incapacité à m’amuser ne vienne pas de moi mais de ce qui s’est passé dans notre vie. Il me semble que ces saluts individuels, en somme, ne sont qu’un seul salut collectif. Sauf que là, Gaza me semble comme un bateau qui sombre, et nous, les survivants, nous sommes arrivés sur la terre ferme mais stationnons encore sur la plage. En attendant le reste. Nous ne savons pas qui survivra, pas plus que nous ne savons « qui » nous attendons. Et jusqu’à quand ? Nous ne faisons qu’attendre. Nous ne nous sommes pas noyés, mais nous n’avons pas vraiment survécu.
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Nesma Jaber est une écrivaine palestinienne. Elle vit à Paris, depuis 2015, où elle a obtenu un Master en création littéraire et un Master en management et communication des organisations. Elle est l’auteure du livre Les enfants de l’arc-en-ciel, une pièce de théâtre pour les enfants, publié à Gaza en 2011.
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