Faute de perspectives dans le territoire sous blocus israélien, les diplômés se pressent à la frontière égyptienne.
Partir vite, et à jamais. Peu importe la destination. Tout plutôt que Gaza, ce trou insalubre où l’espoir ne pousse pas. Dans le hall d’attente du terminal de Rafah, les ventilateurs tournent, bruyants et épuisés, tandis qu’une centaine de Palestiniens attendent qu’on les appelle. Ils disposent déjà d’un numéro, après s’être inscrits sur le site du ministère de l’intérieur. Le flux est lent avant de monter dans le bus qui conduit au terminal frontalier, derrière lequel se trouve l’Egypte. Pour la première fois depuis des années, Le Caire a accepté de garder le point de passage ouvert un mois entier pour la durée du ramadan. Un bol d’air pour un territoire à l’agonie, où 28 000 personnes se trouvaient depuis longtemps sur liste d’attente.
Dans le hall se côtoient des blessés en mal de soins appropriés, des personnes âgées brûlant de retrouver des proches en Egypte, des commerçants désireux de faire des emplettes ou renouer des contacts. Et puis il y a les jeunes Gazaouis diplômés, qui aperçoivent le monde à travers les barreaux du Web et ruminent leur mélancolie. Ils n’ont rien fait de mal mais subissent une lourde peine, celle qui leur interdit d’exprimer leur potentiel. Les Egyptiens savent que s’ils ouvraient les portes de Rafah en grand, l’afflux en provenance de Gaza serait massif. Alors ils maîtrisent le siphon.
Dans la cour, des vendeurs de devise égyptienne interpellent les arrivants, grosses liasses en main. Walid Al-Madhoun, 24 ans, attend qu’on l’appelle, en compagnie de son cousin Houssam. Walid est né aux Emirats arabes unis. Il y a vécu jusqu’à sa majorité, avec ses parents, ses deux sœurs et son frère. Il ne voulait pas venir à Gaza à 18 ans et ne veut surtout plus y demeurer. Seul son père, ingénieur du son, se trouve toujours à Abou Dhabi, où il compte le retrouver. « C’est mon pays, je veux qu’il le soit, c’est là que se trouvent mes amis, dit Walid. Je suis en contact avec eux sur les réseaux sociaux. Ils me demandent quand je vais enfin les rejoindre. »
« Vous avez vu la mer ? »
Le jeune homme a déjà réglé la somme énorme de 1 600 dollars pour obtenir un visa de touriste pour les Emirats, valable seulement trois mois sur place en attendant de régulariser sa situation. Développeur de projets multimédias, il ne s’imagine pas d’avenir dans ce territoire sans 3G où l’électricité fonctionne quatre heures par jour.
Son cousin Houssam veut partir lui aussi. Encore deux ans d’études de littérature anglaise à terminer, à l’Université islamique de Gaza. Houssam a 19 ans, il porte de petites lunettes rectangulaires et affiche un sourire engageant. Pourtant, il n’a rien de joyeux à raconter. « J’ai passé ma vie à Gaza. Je veux partir. Là où je me sentirai bien, ce sera mon foyer. Je ne veux plus jamais revenir ici. Vous avez vu la mer ? Elle est verte, vraiment verte. L’électricité saute. C’est le plus frustrant. J’ai envie parfois de balancer mon ordinateur quand ça arrive alors que je travaille sur des projets pour la fac. » Un ami d’Houssam a trouvé refuge en Turquie, où il étudie le management. Il lui vante une vie facile sur place. Houssam a d’autres projets : « Je veux découvrir la vie en anglais. »
Le père du jeune homme est fonctionnaire, payé à ne rien faire car il servait l’Autorité palestinienne avant que le Hamas prenne le pouvoir en 2007. Houssam dit ne pas se mêler de politique. Il ne s’est pas rendu à la « marche du grand retour », depuis le début des manifestations à la frontière avec Israël, le 30 mars, marquées par plus de 110 morts et 3 500 blessés par balles. « Ils disent que c’est pacifique, mais ils brûlent quand même des pneus et jettent des pierres. Que Dieu ait pitié de tous les martyrs tués par les soldats israéliens. Mais moi, je ne veux pas mourir. Beaucoup ont voulu commettre un suicide en s’y rendant. Le suicide est interdit en islam. Ils ont pris la marche comme excuse et ont avancé vers la clôture. »
Houssam explique qu’au-delà de ces cas extrêmes, la plupart de ses amis sont déprimés. « Les gens se crient dessus à Gaza, regardez comment ils se comportent au volant. Il y a aussi beaucoup de gros fumeurs, à trois-quatre paquets par jour. »
« Psychothérapie »
Doaa Al-Najjar appartient à cette catégorie de Gazaouis éduqués à la dérive. La jeune femme, âgée de 25 ans, est une lionne en cage. Nous la retrouvons dans la ville de Gaza. Son anglais remarquable s’explique : elle est née à Dubaï, où elle a passé dix ans. Ses parents s’étaient rencontrés à Gaza. En 2003, son père perd son emploi. La famille doit repartir. A 11 ans, Doaa découvre le territoire palestinien. « J’ai eu une dépression. Pas d’amis, pas de bonne vie. Et des inconnus qui interfèrent dans votre vie la plus intime. » Parmi les plus grandes violences, elle cite la pression sociale exercée sur elle, encore gamine, pour porter le voile. Doaa finit par s’y plier, à l’âge de 15 ans. « Cette société ne respecte pas les femmes, on veut qu’elles s’occupent de la maison, de leur mari et des enfants. »
La jeune femme exprime un fort ressentiment contre toutes les factions : « Notre gouvernement est peut-être plus responsable de la situation que les Israéliens. Je ne parle pas seulement du Hamas, mais des autorités à Ramallah. Je les rejette tous. »
Sa résistance est restée cosmétique. Des vêtements longs mais serrés, qui la mettent en valeur. Du vernis à ongle disco, brillant, comme l’aiment les adolescentes. C’est sa façon à elle d’être d’ailleurs, à défaut d’être ailleurs. Après avoir étudié les relations publiques et la presse à l’université Al-Azhar, Doaa a essayé sans succès de partir en Slovaquie – refus de visa –, puis en Turquie. Elle rêve d’Europe sans la connaître, « car la société y est libre ».
Elle n’est pas très optimiste sur ses chances de s’arracher de Gaza avant la fin du ramadan. Les autorités ne l’ont même pas encore invitée à remettre son passeport pour qu’on lui délivre une autorisation de sortie, étape indispensable. Elle sourit, mais à l’intérieur, Doaa dépérit. « Je vais à des séances de psychothérapie. Mais je n’en peux plus. Une fois partie, je ne reviendrai plus jamais dans cet enfer. »
Visuel : le passage de Rafah entre la bande de Gaza et l’Egypte
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