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Rania Muhareb : « La décision de la CPI est essentielle pour mettre fin à l’impunité institutionnalisée d’Israël »

12 février 2021 - Hassina Mechaï, Middle East Eye

La Cour pénale internationale s’est déclarée compétente, la semaine dernière, pour juger les crimes de guerre commis dans les territoires palestiniens. Une décision historique qui pourrait remettre les droits de l’homme au centre de la question israélo-palestinienne.



Ce 5 février, la Cour pénale internationale (CPI) a déclaré que sa compétence territoriale dans la situation en Palestine, un État partie au Statut de Rome, son traité fondateur, « s’étend aux territoires occupés par Israël depuis 1967, à savoir Gaza et la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ».

La décision a été prise à la majorité des juges. La CPI pourra désormais en théorie enquêter sur de présumés crimes de guerre commis dans les territoires palestiniens, qu’ils soient imputés à l’armée israélienne, à l’Autorité palestinienne, qui gouverne une partie de la Cisjordanie, ou au Hamas, qui contrôle la bande de Gaza.

Même s’il faudra sans doute encore du temps pour que cela aboutisse, cette décision a déclenché la colère du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui l’a qualifiée d’« antisémitisme pur ».

Rania Muhareb est consultante pour l’organisation palestinienne des droits de l’homme Al-Haq et doctorante en droit international au Centre irlandais de recherche sur les droits de l’homme. Elle revient sur cette décision.

Middle East Eye : Quel processus a mené à cette reconnaissance par la CPI de sa compétence territoriale sur la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza ?

Rania Muhareb : L’État de Palestine a adhéré au Statut de Rome de la CPI en janvier 2015. Il a accepté la compétence de la CPI pour juger les crimes présumés commis en territoire palestinien occupé à partir du 13 juin 2014. Cette acceptation a déclenché une enquête préliminaire de la part de la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, à propos d’éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en territoire palestinien occupé. Cette enquête a duré cinq ans.

En décembre 2019, la procureure a confirmé la clôture de son examen préliminaire à propos de la situation en Palestine et conclu que des crimes avaient été commis ou étaient en train d’être commis en territoire palestinien occupé. Dans sa déclaration, la procureure a indiqué avoir demandé à la Chambre préliminaire I [qui exerce les fonctions judiciaires de la CPI ] de se prononcer quant à la portée de la compétence territoriale de la CPI.

Cette dernière a examiné la demande de la procureure et recueilli des observations de représentants de victimes palestiniennes, de la société civile, y compris d’ONG des droits de l’homme palestiniennes, d’universitaires, et d’autres États.

À la suite de cet examen, la Chambre préliminaire I a confirmé les conclusions de la procureure, notamment que la CPI a la compétence pour enquêter sur d’éventuels crimes commis en territoire palestinien occupé, qui s’étend à la bande de Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est.

La Chambre a également réaffirmé le droit du peuple palestinien à l’autodétermination et conclu que la Palestine est un État membre à part entière de la CPI depuis son adhésion en 2015.

MEE : Israël réfute le fait que la CPI a la compétence pour juger les crimes commis en territoire palestinien occupé.

RM  : C’est aussi la position de certains États tiers, comme les États-Unis, qui essaient depuis des années d’empêcher la CPI d’enquêter sur les crimes commis en Palestine.

Le territoire palestinien est sous occupation militaire israélienne depuis 1967, comme l’a reconnu la Chambre préliminaire I. Israël en est la puissance occupante selon le droit international humanitaire et ne peut pas utiliser les accords d’Oslo [conclus avec l’Autorité palestinienne dans les années 90] comme prétexte pour empêcher l’exercice des droits inaliénables des Palestiniens.

Les ONG palestiniennes des droits de l’homme, y compris Al-Haq, ont démontré que les tribunaux israéliens, qu’ils soient militaires ou civils, n’ont ni la capacité ni la volonté de juger les crimes présumés commis contre le peuple palestinien.

Dans de nombreux cas, ils ont refusé de juger des crimes commis contre des victimes palestiniennes. Et même dans les cas rares où des jugements ont été prononcés par les tribunaux israéliens, les peines étaient dérisoires par rapport à la gravité des crimes commis. C’est ainsi que l’impunité israélienne a été institutionnalisée dans la loi israélienne et par les tribunaux.

Cette impunité s’est observée durant les marches du retour dans la bande de Gaza [en 2018 et 2019]. Les soldats israéliens ont systématiquement tiré à balles réelles sur des civils palestiniens, qui manifestaient pacifiquement. Ils demandaient la réalisation de leur droit inaliénable au retour [selon la résolution 3236 de l’ONU] et une fin immédiate au blocus illégal de Gaza, que la communauté internationale reconnaît comme une punition collective.

La commission d’enquête établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a établi en février 2019 « des motifs raisonnables de croire » que les soldats israéliens avaient tiré sur des journalistes, des ambulanciers, des enfants et des personnes handicapées durant les marches du retour « sachant qu’ils étaient clairement reconnaissables en tant que tels. »

Pourtant, aucun responsable israélien n’a été tenu pour responsable. La Cour suprême israélienne n’a même pas condamné l’utilisation de tirs à balles réelles contre les manifestants pacifiques à Gaza comme contraire au droit international des droits de l’homme.

MEE : Israël souligne en outre qu’il n’est pas membre de la CPI.

RM  : Ce n’est pas un argument valable en ce qui concerne la compétence de la CPI en territoire palestinien occupé. L’État de Palestine a adhéré au Statut de Rome en 2015 après son admission en tant qu’État observateur par l’Assemblée générale des Nations unies, et a accepté la compétence de la CPI en territoire palestinien occupé, c’est-à-dire en Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et dans la bande de Gaza.

Il n’est donc pas nécessaire qu’Israël adhère au Statut de Rome pour que la CPI soit compétente pour juger les crimes présumés en territoire palestinien occupé.

MEE : La procureure Fatou Bensouda a précisé que la CPI ne préjuge pas d’une solution politique.

RM : Son rôle était de statuer sur la compétence de la CPI en Palestine, qui est un État membre de la Cour depuis 2015. Cette décision ne préjuge en rien la question politique plus large.

MEE : À partir de quand court la compétence de la CPI ?

RM  : Depuis le 13 juin 2014, date à laquelle la Palestine a accepté la compétence de la CPI pour juger les crimes présumés commis en territoire palestinien occupé.

Une telle limitation peut décevoir les victimes palestiniennes, dont l’oppression remonte à la Nakba [le déplacement et l’exode des Palestiniens lors de la création d’Israël] en 1948 et non à 2014.

Les crimes commis contre le peuple palestinien n’ont jamais été jugés. Certains de ces crimes, dont pourrait se saisir la CPI, sont des crimes commis continuellement depuis 2014 et auparavant. Il s’agit de la colonisation juive, contraire au Statut de Rome, lequel interdit le transfert forcé de population et le considère comme un crime contre l’humanité.

Cette colonisation, que la loi constitutionnelle israélienne désigne comme une « valeur nationale » depuis 2018 [[loi sur l’État-nation du peuple juif]->https://www.middleeasteye.net/fr/re...], est poursuivie des deux côtés de la ligne verte [ligue d’armistice de 1949 qui sert de frontière internationalement reconnue entre un futur État palestinien et Israël] et est facilitée par la destruction massive des biens des Palestiniens.

Nous observons que le crime d’apartheid est en outre de plus en plus reconnu comme s’appliquant aux politiques israéliennes qui visent le peuple palestinien. L’apartheid est interdit et considéré comme un crime contre l’humanité par le Statut de Rome, qui le définit comme des actes inhumains commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique d’un groupe racial sur un autre et avec l’intention de maintenir ce régime.

Des ONG ainsi que des universitaires et chercheurs reconnaissent aujourd’hui qu’Israël a établi un régime d’apartheid qui vise le peuple palestinien dans son ensemble, comprenant les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte et les réfugiés palestiniens en exil. La fragmentation systématique des Palestiniens juridiquement et géographiquement a été reconnue comme l’un des instruments principaux de cet apartheid.

La compétence territoriale de la CPI est limitée, puisqu’elle ne s’applique qu’au territoire palestinien occupé et aux crimes présumés commis depuis 2014. Cependant, la décision récente de la Chambre préliminaire I de la CPI reste essentielle pour mettre fin à l’impunité institutionnalisée d’Israël.

MEE : La solution à la question palestinienne passe-t-elle désormais par sa judiciarisation et non plus par la voie politique et diplomatique ?

RM  : La société civile, les universitaires et juristes cherchent désormais à saisir la question palestinienne du point de vue des droits de l’homme tels qu’inscrits dans le droit international et non plus depuis le seul prisme politique.

Le droit international offre des principes et des outils juridiques utiles. La CPI joue un rôle essentiel dans cette stratégie qui permet de se concentrer sur les droits inaliénables du peuple palestinien.

Le cadre politique des accords d’Oslo, dans lequel a été enfermée la question palestinienne ces dernières décennies, n’est pas basé sur les droits inaliénables du peuple palestinien à l’autodétermination et au retour, pas plus que sur son unité. La CPI offre aux victimes palestiniennes un espace dans lequel s’exprimer sur leur oppression institutionnalisée.

Dans ce dossier photo prise le 29 juillet 2014, deux Palestiniens blessés lors de frappes aériennes israéliennes attendent devant l’hôpital de Khan Yunis dans le sud de la bande de Gaza.


Middle East Eye


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