Peu de divergences séparent le Likoud de ses adversaires du parti Bleu et blanc sur la plupart des questions. Mais le véritable — le seul ? — enjeu des élections israéliennes est l’avenir du premier ministre Benyamin Nétanyahou.
Jamais le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou n’a semblé si proche de la sortie qu’aujourd’hui, et jamais campagne électorale n’a paru aussi vide de contenu que celle qui doit aboutir, mardi 17 septembre, à l’élection du prochain parlement israélien, la Knesset. Cette élection devrait fixer l’avenir de l’homme qui dirige Israël sans discontinuer depuis 2009 et dont l’influence sur ce pays a été de loin la plus marquante depuis le début de ce siècle. À trois jours du scrutin, les sondages, stables depuis le début de la campagne, donnaient à la droite et à l’extrême droite coloniale israéliennes un très net avantage (elles recueillent la moitié des suffrages, sans compter leurs alliés religieux orthodoxes). Mais, au vu de ses divisions, sa domination ne lui garantit pas obligatoirement de parvenir à réunir une majorité absolue de 61 sièges sur 120 pour gouverner.
L’élection d’avril 2019, dont la droite était sortie vainqueur, s’était ainsi soldée par une impasse politique, le parti d’extrême droite nationaliste laïque Israël-Notre maison dirigé par Avigdor Lieberman ayant refusé de siéger avec les partis religieux sans la garantie du vote d’une loi sur la participation des jeunes « hommes en noir » (les « craignant-Dieu », nommés aussi religieux ultra-orthodoxes) au service militaire, ou à un service civique obligatoire. Cette situation pourrait se renouveler mardi.
Elle le pourrait surtout si Lieberman obtient, comme les sondages le lui prédisent, une dizaine de députés, augmentant sa capacité de nuisance vis-à-vis du Likoud, le principal parti de la droite emmené par Nétanyahou, et si le Likoud ne parvient pas à distancer son principal rival, une alliance hybride de centre-droit nommée Bleu et blanc (les couleurs du drapeau) unissant divers ex-chefs d’état-major à une formation laïque centriste. Selon les sondages, cette alliance ferait jeu égal avec le Likoud. Elle a fait campagne avec pour seul programme le « dégagisme », sur le mode « Nétanyahou, dix ans, ça suffit ». Rien sur l’avenir des Palestiniens, rien sur les questions économiques et sociales, un flou entretenu sur les enjeux sociétaux (en particulier la place du religieux) ; l’absence de tout programme défini du leader de cette alliance, le général Benny Gantz, a été l’élément le plus notable de sa campagne.
* Le seuil d’éligibilité est fixé à 3,25 % des suffrages. Il donne droit à 4 sièges sur 120. Il n’est pas certain que le parti Force juive le dépasse.
La seule hostilité à Nétanyahou apparaît insuffisante pour permettre aux Bleus et blancs de le distancer. Mais, pour la première fois, l’homme qui a unifié la droite et l’extrême droite sous sa bannière, désormais empêtré dans de multiples affaires de conflits d’intérêts et d’enrichissement personnel, semble donner des signes notoires d’essoufflement, accompagnés du sentiment que son aura s’effrite. Benny Begin, fils du dirigeant historique de la droite nationaliste israélienne Menahem Begin a annoncé que, pour la première fois de sa vie, il ne votera pas pour le Likoud — précisément à cause de la « corruption » de l’homme qui le dirige. Désormais, c’est sa personne même qui risque de faire obstacle à la réélection de Nétanyahou.
Dans la situation actuelle, on peut dégager quatre options principales, en fonction des résultats du scrutin :
? Nétanyahou l’emporte de nouveau, et cette fois avec une majorité qui lui permet de se passer du soutien de l’extrême droite laïque pour former un gouvernement. Ce serait une victoire inespérée. Elle reste possible, mais improbable ;
? Nétanyahou l’emporte mais n’est pas en mesure de former un gouvernement sans le soutien de Lieberman, qui s’y refuse. Mais les Bleus et blancs sont encore moins en mesure de gouverner. C’est le blocage. Il permet d’imaginer qu’au sein du Likoud, une opposition émerge pour tenter d’en sortir en se débarrassant de la tutelle devenue encombrante de Nétanyahou. La plus grande probabilité devient celle d’un gouvernement d’union nationale, vraisemblablement sans Nétanyahou. La voie s’ouvre à une mise en examen de l’ex-premier ministre pour corruption, concussion, fraude et abus de confiance. Autre possibilité, peu probable mais pas exclue, Nétanyahou propose un gouvernement d’union aux Bleus et blancs. Ils ont laissé entendre qu’ils refuseraient, mais ont le droit de changer d’avis ;
? les Bleus et blancs l’emportent de peu. Ils ne pourront gouverner que s’ils constituent un gouvernement d’union nationale avec le Likoud ou s’ils parviennent à former une coalition avec les partis religieux orthodoxes dans laquelle ils n’ont aucune objection à insérer aussi l’extrême droite laïque. Certes, les reniements d’engagements sont une longue tradition de la politique israélienne, mais cette option-là reste cependant très aléatoire ;
? ni le Likoud ni les Bleus et blancs ne sont en mesure de former une coalition (1)
et ils ne s’entendent pas sur un gouvernement d’union. Israël entre dans une ère d’instabilité institutionnelle. Peu probable, pas exclu.
En attendant, Nétanyahou a montré durant sa campagne des signes de faiblesse et de fébrilité inhabituels. Non qu’il ait modifié sa méthode usuelle pour convaincre l’électorat de lui accorder sa confiance. Comme en 2015, lorsqu’il avait appelé sur Facebook ses électeurs le jour même du scrutin à se mobiliser pour contrer « la gauche » qui « amenait en masse des hordes d’Arabes » voter pour empêcher son succès, il a récidivé cette fois en faisant de la gauche (dans laquelle il inclut abusivement ses adversaires Bleus et blancs) et plus encore des médias l’objet d’attaques incessantes, dans une veine où l’on reconnait la patte du maître Trump (« Ils » n’imposeront pas leur volonté au peuple). Lorsque la chaîne de télévision Canal 12 propose un programme sur les « affaires » de Nétanyahou, celui-ci évoque « une attaque terroriste contre la démocratie ».
Et bien évidemment, il a une fois de plus flatté les propensions les plus racistes de son électorat, en inventant littéralement une fake news selon laquelle « les Arabes » avaient bourré les urnes lors du scrutin d’avril 2019, exigeant que son parti soit autorisé à installer des caméras dans les bureaux de vote arabes. L’objectif était, bien évidemment, de faire pression sur les électeurs arabes afin qu’ils votent le moins possible. Nétanyahou a échoué dans cette opération (l’enquête policière a trouvé très peu de cas de suspicion de fraude électorale dans le « secteur arabe », le cas le plus probant étant au profit… du Likoud). Mais cet échec, peut-il espérer, lui est partiellement bénéfique, car il coalise son électorat sur une base raciste dans le sentiment d’être injustement brimé.
Pour autant, ces opérations masquent mal le fait que Nétanyahou a peiné à convaincre que son alliance avec Donald Trump restait aussi solide qu’il l’a revendiqué depuis le début de sa campagne. Le premier ministre israélien a, dès le premier instant, fait de cette alliance le socle de sa réélection. Parce qu’il pouvait légitimement se revendiquer d’une proximité fusionnelle avec le président américain, et que Trump était littéralement plébiscité par l’opinion juive israélienne. Or, cette fois, c’est peu dire que le président américain n’a pas répondu à ses attentes. Jusqu’ici, il avait périodiquement offert à Nétanyahou des « cadeaux » très utiles : la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël en décembre 2017, la sortie américaine de l’accord avec l’Iran sur le nucléaire en mai 2018, enfin la reconnaissance de l’annexion israélienne du Golan syrien en mars 2019, à la veille du précédent scrutin législatif en Israël. Mais cette fois, il n’a offert aucun appui spectaculaire à Nétanyahou – et la référence vague à un traité de défense mutuelle israélo-américain faite par le président américain trois jours avant les élections ne change pas quelque chose, d’autant qu’un tel traité a toujours considéré avec beaucoup de réticence par l’establishment militaire israélien. En revanche, l’attitude que Trump a adoptée sur la question iranienne — qui s’est conclu par le limogeage, par le président américain, le 10 septembre, de son conseiller à la sécurité nationale John Bolton, l’homme politiquement le plus proche des idées de Nétanyahou — a placé le premier ministre israélien en porte-à-faux avec le président américain, l’amenant, pour la première fois, à émettre une critique de sa politique au Proche-Orient.
Car, dans un de ses retournements dont il est coutumier, Donald Trump a déclaré le 8 septembre 2019 qu’il n’excluait pas de rencontrer prochainement le président iranien Hassan Rohani, laissant entrevoir qu’il espérait parvenir à un nouvel accord avec la République islamique. Dans le débat qui oppose à la Maison Blanche les nationalistes agressifs (John Bolton, Mike Pompeo…), favorables à une offensive militaire contre Téhéran, à ceux qui y sont hostiles et cherchent une sortie de crise, Trump a choisi. Ses menaces guerrières n’ayant pas amené Téhéran à résipiscence, et les sanctions ayant eu un impact réel sur le régime iranien, mais insuffisant pour le faire plier, la nouvelle attitude de la Maison Blanche indique que Trump a fait son choix. Il n’est pas favorable à la ligne israélo-saoudienne. Et Bolton, qui en était le pilier, était « trop faucon », a estimé Trump. Désormais, la tenue d’un futur sommet Trump-Rohani « est une affaire acquise, selon les milieux militaires israéliens »,écrit le quotidien Haaretz, et la première conséquence pourrait être qu’Israël soit amené « à se restreindre face au Hezbollah et à l’Iran sur sa frontière nord », c’est-à-dire dans les attaques aériennes massives qu’il mène depuis plusieurs mois contre les forces iraniennes en Syrie et même, récemment, en Irak, auxquelles Téhéran, jusqu’ici, ne réagit pas.
Ce que les dirigeants israéliens craignent le plus, c’est que Trump s’engage dans une opération diplomatique similaire à celle qu’il a menée vis-à-vis de la Corée du Nord. En d’autres termes, qu’après avoir vociféré et montré les crocs, il finisse par signer un accord en deçà de tout ce à quoi il s’était engagé, tout en le présentant comme un exceptionnel succès. Dans un tel cas de figure, après avoir désigné Trump comme le président le plus pro-israélien de l’Histoire, Israël aurait du mal à s’y opposer, jugent de nombreux commentateurs israéliens.
Nétanyahou a immédiatement réagi par des bombardements renouvelés contre les troupes iraniennes en Syrie et en expliquant que le moment n’était pas venu de « relâcher la pression » sur Téhéran. Sur ce terrain, il a reçu l’appui de Moshé Yaalon, un ex-chef d’état-major qui fut aussi son ministre de la défense et qui figure aujourd’hui en troisième place sur… la liste des Bleus et blancs. « Le problème est le refus des Américains de faire face à la situation. Et quand vous ne le faites pas, vous montrez votre faiblesse », a-t-il déclaré le 9 septembre lors d’une conférence à l’Institut international de contre-terrorisme.
Comme on le voit, sur le thème dont Israël a fait son principal enjeu régional, à savoir le rapport au régime iranien, Nétanyahou et son opposition se rejoignent (d’ailleurs, une partie des dirigeants des Bleus et Blancs rêvent de l’emporter et de mettre en place un gouvernement d’union avec le Likoud). Mais lorsque, en réponse à l’attitude de Trump, Nétanyahou a sorti de nouvelles « informations » obtenues par le Mossad pour démontrer que Téhéran contrevenait à son engagement de ne pas relancer son programme nucléaire militaire, cette opération n’a eu que très peu d’écho aux États-Unis. Il faut dire que ses « preuves » dataient d’avant l’accord international de 2015 avec l’Iran et concernaient un site… détruit depuis par Téhéran ! Quant aux dirigeants des Bleus et blancs, ils ont accusé Nétanyahou d’utiliser « des informations sécuritaires sensibles à des fins électorales ».
Pour le plus grand bonheur de Nétanyahou, Trump peut de nouveau changer demain d’avis sur l’Iran, comme il a déclaré « mort » un accord avec les talibans qui semblait acquis en Afghanistan. Et l’attaque contre les installations pétrolières saoudiennes survenue le 14 septembre pourrait servir de prétexte. En attendant, pour la première fois, le premier ministre israélien est apparu déphasé par rapport à celui dont il a fait son mentor exclusif. Ce qui ne l’a pas aidé à convaincre les électeurs que seule sa reconduction au pouvoir leur garantirait le soutien sans faille du parrain américain, comme il le clame depuis trois ans.
À quelques jours de l’échéance, Nétanyahou a multiplié les promesses en direction de sa base, dont celle d’annexer immédiatement la vallée du Jourdain s’il l’emportait. Il pourrait espérer un nouveau « cadeau » de Trump de dernière minute. Ou sortir de son chapeau une ultime provocation pour mobiliser un électorat de droite plus apathique qu’à l’accoutumée. Ces derniers jours, dans une atmosphère d’hystérie frénétique, Nétanyahou a mené « la campagne la plus raciste et dégoutante jamais lancée » en Israël (kahanistes exceptés), écrit le chroniqueur politique de Haaretz. De tous côtés, son parti, le Likoud a multiplié les incitations à la haine, focalisée contre « les Arabes » en priorité – qui « veulent tous nous annihiler, femmes, enfants et hommes, et permettre à l’Iran de nous exterminer », diffusées sur sa page Facebook, avant de se rétracter. Ces « incitations à la haine sont devenues si communes que l’opinion publique semble apathique face à ses nouvelles manifestations », a noté un éditorial du même quotidien. On notera que, si les Palestiniens d’Israël en ont été les premières cibles, ils n’ont pas été les seuls : les intellectuels, les laïcs, les médias libres, les juges et tous les porteurs d’une pensée libérale ont également été victimes de campagnes haineuses de la droite.
Les principaux atouts de Nétanyahou restent cependant qu’il n’a face à lui aucun adversaire en mesure de contester son envergure politique, et qu’il continue indubitablement d’incarner de la façon la plus aboutie l’évolution politique de la société israélienne depuis deux décennies. Mais, parfois, le dégagisme est plus fort que tout.
(1) Il faut 61 députés sur 120 pour former une coalition. Mais la dizaine de députés de la Liste unifiée pro-palestinienne se retrouvant exclue par avance de toute coalition par les partis sionistes, ces 61 députés doivent se trouver sur un total d’environ 110, et non 120.
Visuel :
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